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— Tu ne m’as toujours pas dit comment tu avais attrapé cette entorse ?

— Je suis tombée d’un arbre…

— Et que faisais-tu dans un arbre à ton âge ?

— Mon âge ? Maman prétend que je suis encore une petite fille. Si vous tenez à le savoir, je regardais la fête que donnait notre voisine, Mrs. Hugues-Hallets… j’aime bien regarder les autres s’amuser…

— L’année prochaine, tu y seras toi-même puisque tu vas faire en octobre ton entrée dans le monde.

Gênée soudain par ce regard gris qu’elle n’était pas habituée à soutenir, Mélanie raclait distraitement dans son assiette un reste de gelée de framboise.

— Eh bien ? insista le grand-père.

— Maman doit vous en parler. Elle… elle pense que l’on devrait retarder d’une année…

— Et pourquoi donc ?

— Oh… parce que je n’ai vraiment pas l’air d’une jeune fille… Je suis maigre, j’ai de gros genoux… des taches de rousseur…

— Ah oui ?…

Sous l’abri de leurs sourcils touffus, les yeux gris ne la quittaient pas et on aurait même dit qu’une petite flamme amusée y brillait. Puis, brusquement, ils se posèrent sur la gouvernante :

— Dites-moi, Fräulein, fit-il en allemand, c’est vous qui avez choisi la coiffure de Mélanie ?

— Oh non, Monsieur ! C’est Madame Desprez-Martel. Elle dit, non sans raison d’ailleurs, que cette enfant doit être coiffée d’une façon pratique. Elle ne tient guère en place, vous savez ?

— Vraiment ? Tous les souvenirs que j’ai de ma petite-fille sont bleus. Quelle que soit sa taille, je lui ai toujours vu la même robe lorsqu’elle vient chez moi pour nos rares réunions familiales. La même coiffure aussi mais, d’habitude, elle est surmontée d’un… affiquet de ruban du même bleu. En fait cette robe à col marin est pour moi une nouveauté…

— Pas pour moi, soupira Mélanie. En piqué ou en toile, je n’en porte jamais d’autres en été.

— Et l’hiver ?

— De l’écossais ou du homespun brun. Les robes bleues sont réservées pour vous, Grand-père… et pour l’Opéra. Du moins quand j’y allais…

— Et tu n’y vas plus ? Pourquoi ? Tu t’y ennuies ?

— Un peu, oui, mais surtout…

Elle évoqua l’épisode du guerrier burgonde prolongé par les crosses de paradis d’Albine. Elle le fit tout naturellement, poussée par le besoin soudain de se raconter sans songer un seul instant qu’elle risquait de scandaliser son grand-père mais, à sa grande surprise, il éclata de rire et ce fut elle qui se trouva presque choquée. Jamais elle ne l’avait entendu rire. Ou tout au moins elle ne s’en souvenait pas. Si c’était déjà arrivé, cela devait remonter à loin : au moins avant la mort de Chère Bonne-Maman…

— Vous n’allez jamais à l’Opéra ? demanda-t-elle timidement.

— Moi ? Jamais ! Dieu m’en garde ! Je serais capable de me conduire aussi mal que toi…

Brusquement, il se leva, écrasa le reste de son cigare dans le grand cendrier de malachite qu’un valet avait posé près de lui :

— Bon ! Eh bien, puisque l’on t’habille comme un matelot, autant en profiter ! Au lieu de te morfondre ici, veux-tu faire un tour sur mon bateau ? Je t’emmène visiter les côtes de la Cornouailles anglaise. J’espère, Fräulein, que vous avez le pied marin car il n’est pas question, bien sûr, que vous quittiez votre élève.

Si elle répondit quelque chose, personne ne l’entendit. Mélanie, les yeux soudain pleins d’étoiles, regardait le grand vieillard comme elle eût regardé Dieu lui-même si la fantaisie l’avait pris de visiter Dinard.

— Aller sur la mer avec vous ? Oh ! Grand-père !…

Elle ne trouvait rien à dire tant la joie la submergeait. Elle en oubliait son pied douloureux, ses amertumes et surtout, surtout le mystère que représentait à présent le départ de sa mère et cette histoire de bal qui semblait n’être qu’un mensonge. La seule vérité, dans tout cela, était qu’Albine faisait un voyage avec plusieurs personnes et Francis… ou bien était-ce avec Francis tout seul ?

Incapable de résoudre l’énigme, elle préféra la laisser de côté. D’ailleurs, à présent, la maison tout entière entrait en ébullition : Timothée Desprez-Martel, debout au milieu du grand salon, distribuait ses ordres d’une voix de stentor exactement comme s’il était sur le pont de sa goélette. Les différents serviteurs apprirent ainsi qu’ils pourraient continuer le grand ménage dès le lendemain matin, et Fräulein fut expédiée préparer ses bagages et ceux de son élève de façon que l’on puisse partir avec la marée du matin, mais le morceau choisi fut pour le majordome :

— Lorsque vous en aurez terminé avec les préparatifs d’hiver, vous donnerez les clefs au gardien et vous rentrerez tous à Paris reprendre vos fonctions rue Saint-Dominique afin d’y remettre tout en état.

— Mais nous devons attendre le retour de Madame ! fit Paulin visiblement scandalisé.

— Pour quoi faire ? aboya le grand-père. Elle vous a dit de vous tenir prêts à partir ? Eh bien, ce sera fait. Le gardien lui dira ce qu’il en est et elle ira passer une nuit au Royal Hôtel, voilà tout ! Pas de questions ?

— Euh… si : Monsieur ne compte pas ramener Mademoiselle Mélanie ?

— Vous pensez quoi ? Que je vais l’abandonner sur une île déserte ou la laisser rentrer à la nage ? Je la ramènerai à Paris moi-même. Et maintenant au travail : nous devrons nous coucher de bonne heure.

Seule Rosa eut droit à un traitement de faveur. Desprez-Martel la connaissait depuis longtemps car elle avait été à son service durant quinze ans avant de passer à celui de son fils auquel la cuisinière vouait une sorte de culte. Son ancien maître lui donna ses instructions pour le dîner du soir et certain panier qu’il souhaitait emporter d’une voix infiniment plus douce et avec une sorte de respect. Cette espèce d’enlèvement la réjouissait profondément :

— La petite va guérir beaucoup plus vite, déclara-t-elle. Et faites-la bien manger, Monsieur Timothée ! Si je n’étais pas là, elle n’aurait que la peau sur les os. Madame tient tellement à « garder sa ligne », comme elle dit ! Moi je ne vous cache pas que s’il n’y avait pas de temps en temps des grands déjeuners ou des grands dîners, j’aurais rendu mon tablier à la mort de ce pauvre Monsieur François !

— Soyez tranquille, Rosa, je la nourrirai. Et quant à vous, cessez donc de vous tourmenter : quand Mlle Mélanie se mariera… et cela ne tardera guère, je pense, vous partirez avec elle. Cela vous va ?

— À condition que vous lui choisissiez un mari gourmand…

Qu’est-ce que Grand-père voulait dire avec son « cela ne tardera guère » ? Mélanie, occupée à remonter l’escalier au bras de Fräulein, faillit redescendre pour lui demander de s’expliquer, mais la crainte qu’il lui inspirait jusqu’alors n’avait pas encore tout à fait disparu et leur entente était de trop fraîche date pour qu’elle osât, déjà, lui poser des questions. Elle remit cela à plus tard, ne voulant être, pour l’instant, qu’à la joie de ce voyage tellement inattendu.

Quand le soleil levant, glissant sur la mer comme une coulée de lave, incendia les remparts de Saint-Malo, Mélanie et Fräulein, assises sur le pont de l’Askja, regardaient les marins procéder aux manœuvres d’appareillage. Une jolie brise gonflait les voiles rouges à mesure qu’elles montaient le long des mâts et Grand-père, debout auprès des deux femmes, se contentait pour une fois de regarder, laissant les soins du départ au capitaine Le Moal.