Выбрать главу

— Où peut-elle être ?

Nous le saurons bien assez tôt ! Écoute, petite, nous sommes partis toi et moi pour un joli voyage – ou du moins je l’espère ! Alors, si tu es d’accord, nous allons convenir de ne plus parler de ta mère jusqu’à ce que nous ayons l’honneur de la retrouver à Paris. En outre, tu es trop jeune pour te trouver mêlée aux petites roueries des grandes personnes et tu dois respecter ta mère même si tu ne comprends pas toujours son comportement. Compris ?

— Oui, Grand-père, je crois que cela vaut mieux mais…

— Mais quoi ?

— Rien… c’est sans importance…

La main serra fortement son épaule et la voix se durcit :

— Mélanie, si tu veux que nous nous entendions bien, à l’avenir, tu dois me donner ta confiance. Cependant je crois que je peux deviner ce que tu penses. Tu serais plus heureuse si ta mère n’était pas en compagnie de ce Varennes. Ou alors explique-moi pourquoi tu rougis à l’énoncé de son nom comme tu l’as fait il y a un instant en le prononçant. Il est… tellement séduisant ?

Affreusement mal à l’aise, Mélanie fit oui de la tête puis ajouta :

— Il a été très gentil avec moi et j’aurais aimé que nous soyons amis. Mais c’est sans importance, fit-elle en relevant la tête et en souriant au vieillard. Vous avez raison, Grand-père, il ne faut pas gâcher notre voyage avec des choses sans intérêt. Nous ne parlerons plus que de ce que nous allons voir ensemble…

Une mouette passa au-dessus d’eux avec un cri rauque, retournant vers la côte où les maisons commençaient à se fondre dans l’épaisse végétation qui habillait la côte d’Émeraude. Le soleil devenait plus chaud. D’un geste brusque, Mélanie ôta son chapeau puis, dégrafant la barrette qui retenait sa natte sur le sommet de sa tête, libéra sa chevelure pour que le vent qui au-dessus d’eux gonflait les grandes voiles rouges puisse jouer avec elle. C’était une sensation extraordinaire et elle rit de joie quand ses longues mèches s’envolèrent. Debout à quelques pas d’elle, son grand-père la regardait avec, au fond des yeux, de l’amusement et quelque chose de plus profond que Mélanie eût été incapable de traduire si elle l’avait compris. Mais elle était toute à ce plaisir nouveau : il lui semblait qu’en libérant ainsi ses cheveux elle venait de rompre avec un passé de contraintes qu’elle espérait pouvoir oublier pendant un temps. Au moins tant que Fräulein serait aux prises avec le mal de mer…

Chapitre III

GRAND-PÈRE…

Comme par miracle, le pied de Mélanie retrouva presque toute sa souplesse dès le lendemain du départ et elle put jouir sans réserve de sa croisière improvisée. Elle adorait la mer mais elle n’avait jamais connu le grand large et la fascination qui s’en dégage lorsque la terre a disparu et que l’immense ondulation des vagues s’étend à perte de vue et ramène le bateau, quelle que soit sa taille, à l’humble conscience de sa fragilité. Elle passa alors des heures à regarder les jeux changeants de la lumière et à observer les manœuvres de l’équipage qui, selon le vent, carguait une voile ou en envoyait une autre, fascinée par cette cathédrale de toile rouge déployée, quand le bateau voguait grand largue et semblait courir à la poursuite de l’horizon.

On fit une brève escale à Plymouth dans le seul but d’emmener Mélanie déjeuner de crabe sur le Barbican, le vieux port des pêcheurs où l’on buvait – paraît-il ! – un rhum excellent mais aussi un thé exquis accompagné de crème jaune et grumeleuse, dans une taverne enfumée qui, à défaut d’avoir vu Francis Drake mettre à la voile pour courir sus à l’Armada, n’en avait pas moins assisté au départ de Cook pour sa circumnavigation. Après quoi Grand-père alla mouiller dans l’anse de Polperro où sa petite-fille tomba en extase devant la beauté du paysage. Comment résister au charme de ces villages cornouaillais cachés parmi les arbres au long d’étroites rivières où remonte la marée et à ces fermes isolées bâties au bout de longs couloirs de lauriers et de rhododendrons ?

À vrai dire, si l’on passa cette nuit-là à terre, ce fut surtout pour débarquer Fräulein, toujours aussi malade, dans une adorable auberge nichée au milieu d’un feu d’artifice de tournesols, de géraniums, de fuchsias et de roses trémières où une aimable hôtesse jura de prendre soin d’elle jusqu’à ce qu’on vînt la reprendre au retour. À la grande surprise de Mélanie, cette Mrs. Poldhu se révéla être une vieille amie de Grand-père qu’elle appelait « Timothy dear » en toute simplicité.

— Je croyais bien vous avoir entendu dire que vous n’aviez pas d’amis ? fit-elle remarquer.

Il sourit mais redevint grave pour répondre :

— À Paris et dans le monde où je vis, je n’en ai guère, en effet, petite ! Les temples de la Finance sont autant de jungles où l’on ne peut s’aventurer que solidement armé, mais tu serais surprise du nombre d’amitiés que j’ai nouées dans des petits ports comme celui-ci ou sur des terres étrangères. L’Angleterre en contient quelques-unes dont la plupart datent de ma jeunesse et je ne te cache pas que j’espère beaucoup dans le nouveau roi Édouard VII que je connais depuis longtemps et qui souhaite, je le sais, que son pays et la France oublient des siècles de guerres afin de s’unir à jamais pour le meilleur et pour le pire.

On passa, dans cette jolie maison fleurant bon la cire fraîche et les buns chauds, une charmante soirée après avoir visité un petit musée que Grand-père trouvait très amusant parce qu’il était consacré uniquement à la contrebande, au banditisme maritime et aux souvenirs des anciens naufrageurs, profession encore florissante au siècle précédent. Mais après une nuit tout à fait reposante il ne fut pas facile d’obtenir de Fräulein – tout à fait remise dès l’instant où elle avait touché la terre ferme – qu’elle « renonce à ses devoirs », comme elle le déclara dans un beau mouvement dramatique. Il fallut que Grand-père lui explique patiemment qu’il comptait assumer lui-même lesdits devoirs et qu’en tout état de cause la protection de treize marins, plus la sienne, pouvait garantir Mélanie contre les pièges et embûches d’une croisière côtière avec bien plus d’efficacité qu’une pauvre femme malade. Il ajouta qu’il était inutile, voire cruel, d’infliger à la fidèle gouvernante de sa petite-fille une nouvelle souffrance de plusieurs jours, enfermée dans une cabine rendue malodorante par le mal de mer. Ce serait déjà une épreuve suffisante de subir le retour jusqu’à Saint-Servan. D’autre part on la laissait dans de bonnes mains et, puisqu’elle parlait l’anglais aussi bien que le français, il ne lui restait rien d’autre à faire que se laisser vivre et, en un mot, accepter les vacances bien méritées qu’on lui offrait. Et, sur ce, Grand-père conclut son discours en promettant que Mme Desprez-Martel ne saurait rien de tout cela et que Mélanie s’engageait à garder le secret.

Celle-ci était trop heureuse pour ne pas contresigner le pacte des deux mains et ce fut avec une grande sensation de liberté qu’elle regagna le bord tandis que s’élevait déjà la chanson du cabestan. Vêtue d’une vareuse de marin sur laquelle flottaient ses cheveux simplement retenus par un serre-tête, elle reprit son poste sur le pont pour regarder les vagues et les oiseaux de mer.

L’été venant de s’achever, Grand-père avait décidé que l’on irait directement à Tintagel, le but qu’il s’était fixé, pour revenir ensuite plus lentement en visitant la côte. Aussi l’Askja piqua-t-elle vers le large pour gagner à l’abri des récifs la pointe extrême de l’Angleterre, Land’s End, qui marque le passage de la Manche à l’Atlantique. On la contournerait pour remonter un peu vers le nord.