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— C’est un endroit prodigieux, dit Grand-père, une sorte de cap Horn en plus petit. La mer y est d’une pureté extrême et surtout d’une couleur que l’on ne trouve nulle part ailleurs… Beaucoup de peintres viennent planter leur chevalet à Land’s End mais aucun, je crois, n’a réussi à saisir cet instant subtil où le flot vert se teinte d’un bleu lumineux sans pourtant perdre tout à fait son profond reflet d’émeraude.

Mélanie avait déjà découvert qu’il pouvait parler de la mer sans jamais se lasser et avec des mots toujours nouveaux. Elle avait découvert aussi que chaque heure écoulée la rapprochait un peu plus de ce géant roux, de ce génie des tempêtes qu’elle trouvait si ennuyeux naguère et qu’elle craignait un peu. À présent, elle voyait vivre un homme simple et qui, s’il était très riche, savait ne se servir de sa fortune que pour s’entourer de ce que la nature et l’art des hommes produisaient de plus beau. À condition que les fioritures soient absentes car il aimait surtout le genre dépouillé même si son hôtel des Champs-Élysées, monument consacré au souvenir de Chère Bonne-Maman, accumulait les tentures, les bibelots et les nids à poussière.

Son enfant chéri, sa goélette, était une bête de race taillée pour la course et dont le pont étincelant de propreté ne s’encombrait d’aucune chaise longue, d’aucun parasol, d’aucun salon d’été en rotin évocateur d’un exotisme de bazar, mais l’intérieur, habillé d’acajou satiné, de cuivres étincelants et d’un joyeux et solide drap vert, était un modèle de confort fonctionnel, un confort dont le plus modeste matelot profitait autant que les maîtres car les mêmes matières précieuses se trouvaient dans tous les carrés.

Le soir, après le souper, assise en face de son grand-père sous la lampe à huile dont l’abat-jour reflétait la cabine, Mélanie le regardait allumer sa grosse pipe d’écume dont la fumée odorante montait lentement vers le plafond de bois tandis qu’elle-même croquait une pomme ou égrenait une grappe de raisin. Elle aimait ce moment de silence un peu solennel parce que c’était l’instant où l’agitation du jour faisait place à la sérénité de la nuit. On n’entendait que le glissement soyeux de l’eau le long de la coque.

Pendant de longues minutes, Grand-père restait immobile, suivant des yeux les volutes grises puis, comme s’il répondait à quelque voix intérieure, il commençait à parler… Mais jamais de sa vie présente ni de ses multiples affaires dont cependant le poids devait être lourd à porter. Selon lui ce n’était pas vraiment important et, surtout, cela ne pouvait pas intéresser une enfant de quinze ans. Il ne parlait pas davantage de la famille, et quand Mélanie essaya de mettre sur le tapis son oncle Hubert qu’elle aimait bien parce qu’il était toujours gentil avec elle, Grand-père coupa court très vite car, ces minutes de solitude à deux, il les voulait hors du temps et de la réalité quotidienne.

Une fois, il essaya de parler peinture, cette autre passion qui habitait sa vie, mais il s’aperçut vite que Mélanie, sur ce sujet, était parfaitement inculte, ignorant aussi bien Rembrandt, Vélasquez, Quentin La Tour ou Goya que des génies plus récents comme Degas ou Renoir dont l’aïeul raffolait. Avec une mère qui prenait Leonardo da Vinci pour un bottier italien, ce n’était pas autrement étonnant.

— Je pensais qu’on t’avait déjà emmenée une fois ou deux au Louvre ! s’indigna-t-il. Mais si je comprends bien tu n’y as jamais mis les pieds ?

— Jamais, Grand-père ! affirma gravement Mélanie, Maman dit que les musées sont ennuyeux et Fräulein n’aime que la musique.

— Et l’autre, l’Anglaise ? Cette « nannie » dont j’ai oublié le nom ?

— Miss Mac Donald ? Elle aimait surtout tricoter pendant que je prenais mes leçons d’équitation.

— J’aurais dû m’occuper de toi plus tôt ! soupira-t-il. Enfin ! Espérons que Dieu m’accordera assez de temps pour t’apprendre à regarder un tableau autrement que les dessins de tes livres de classe !

Pris de court, ce soir-là, il ne savait plus que dire. Peut-être allait-il revenir à la mer dont il parlait en poète mais Mélanie fit dévier légèrement le sujet.

— Parlez-moi de ce bateau, Grand-père ! J’ai entendu dire qu’il avait été construit en Amérique.

— C’est tout à fait exact. L’Askja est née dans le Maine.

— Pourquoi ? N’y a-t-il pas, en France, de bons constructeurs ?

— Si, très certainement, mais… c’est une histoire qui remonte loin. Et je ne suis pas sûr qu’elle t’intéresse.

— Au contraire ! Vous m’êtes presque inconnu. Papa me parlait de vous, autrefois, et aussi de Chère Bonne-Maman parce qu’il vous aimait tous les deux, mais il n’a pas eu beaucoup de temps et je ne le voyais pas très souvent…

Un nuage passa sur les yeux gris du vieil homme, un nuage qui ressemblait à la brume si humide du petit matin, mais il réussit à le chasser et eut l’un de ses rares sourires.

— Très bien ! Alors, écoute !

Il est difficile de croire, lorsque l’on regarde une personne âgée, qu’elle a pu être enfant, adolescent. Toutefois Grand-père possédait sans doute le don précieux d’évocation car Mélanie s’attacha tout de suite à ce jeune garçon dont il lui racontait l’histoire. Une histoire assez semblable à celle des autres enfants de familles riches dont le père est imbu d’idées sévères au sujet de l’éducation.

Celui du jeune Timothée Desprez-Martel avait, là-dessus, des principes bien à lui. La tradition familiale eût voulu que l’héritier fût élevé chez les jésuites, au collège Stanislas ou dans la sévère maison d’Autun, mais elle adhérait cette fois à un anticléricalisme farouche, né peut-être d’une éducation religieuse trop étroite. En dépit des prières de sa mère, Timothée passa la Manche et se retrouva dans un collège de Kensington où il apprit à devenir un gentleman dans le meilleur style britannique avant d’être envoyé à Oxford.

Le jeune garçon se plia aisément à cette existence. Il aimait l’Angleterre et s’y trouvait d’autant mieux qu’il s’y fit des amis. C’est au cours de vacances à Tadstow chez son ami Trelawney qu’il découvrit la Cornouailles et surtout l’Océan en divers endroits trop sauvages pour n’être pas grandioses.

Ses études terminées, son père lui offrit un tour d’Europe, puis avant même de le faire entrer dans ses affaires l’envoya aux États-Unis étudier les méthodes des financiers américains. Mais New York est au bord de la mer et Timothée fréquenta cette partie de la société qui s’était découvert la passion du yachting. Or, trois ans plus tôt, en 1851, la construction navale et la marine américaine s’étaient couvertes de gloire avec l’exploit de la goélette America venue battre, en une course déjà légendaire autour de l’île de Wight et sous les yeux de la reine Victoria, la fine fleur du yachting anglais, remportant haut la main les cent guinées et le trophée offert par la souveraine qui portait, depuis, le nom de Coupe de l’América.

Bien sûr, vivant alors en Angleterre, Timothée eut de larges échos de la défaite des voiles britanniques mais, à New York, il put voir la goélette victorieuse et en admirer les lignes hardies. Il rencontra l’architecte George Steers et le propriétaire John Cow Stevens, et à la suite de ce double contact tomba définitivement amoureux des bateaux construits outre-Atlantique.

— Je me suis juré qu’un jour j’aurais moi aussi un bateau qui ressemblerait à l’America. Tu n’imagines pas quel coup au cœur j’ai reçu en face de cette proue concave et effilée comme la flèche d’un espadon. En outre, Steers avait eu l’idée de génie de faire tisser ses voiles en coton et à la machine au lieu des lourdes toiles de lin habituelles ! C’était extraordinaire…