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— L’Askja ressemble à l’America ?

— Bien sûr, avec le temps, les ingénieurs ont apporté des petits changements. On a lancé en 1888 un « schooner » à cinq mâts, Governor, et il y a deux ans on a vu paraître un six-mâts, le George W. Wells… Mais c’est vrai que mon bateau ressemble à l’America. Je lui ai voulu une coque noire, comme était la sienne. Simplement j’ai un mât de plus car elle n’en avait que deux et mes voiles sont rouges.

— Pourquoi ?

— Une envie. Askja est le nom d’un volcan. Il me semblait que ce serait plus évocateur… La faire construire m’a consolé de la mort de ta grand-mère. Tant qu’elle a vécu, je n’ai pas beaucoup navigué. Elle détestait la mer…

— Comment se fait-il qu’ayant tellement vécu en Angleterre et en Amérique vous n’ayez pas épousé une étrangère ?

Brusquement ce fut le silence. Les traits du vieil homme se figèrent et ses yeux, si animés l’instant précédent, s’éteignirent. Il détourna la tête et Mélanie vit ses doigts se crisper sur le fourneau de sa pipe cependant que l’impression d’avoir commis une énorme indiscrétion paralysait la jeune fille. Timidement, elle demanda :

— Est-ce que… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Le sourire triste qu’il lui offrit lui serra le cœur mais c’était tout de même un sourire :

— Non, tu n’as rien dit de mal. J’ai failli, en effet, me marier là-bas mais… mon père en avait décidé autrement. Depuis longtemps mon mariage était arrangé avec Herminie – Chère Bonne-Maman ! – qui était la fille d’un haut magistrat comme tu le sais sans doute. Et j’ai obéi…

— Pardonnez-moi si je parais indiscrète… mais cela veut-il dire… que vous ne l’aimiez pas ?

Le regard fatigué plongea dans les larges yeux couleur de prune, trop grands pour ce petit visage qui se tendait vers lui. L’ancien Timothée sourit avec beaucoup de douceur :

— Pas au début, je l’avoue. J’avais au fond des yeux une image difficile à effacer mais ta grand-mère était une femme exquise. Elle m’a laissé tout le temps d’apprendre à l’aimer et la naissance de ton père a fait de moi un homme heureux.

— Pas celle d’oncle Hubert ?

— Si, bien sûr ! Je n’imaginais pas alors qu’il s’intéresserait au sport beaucoup plus qu’aux affaires, et cette indifférence a redoublé pour moi la douleur causée par la disparition de mon François, mais, heureusement, la providence m’avait déjà envoyé Olivier Dherblay. Tu le connais, je crois ?

Non. Mélanie n’avait encore jamais rencontré le fondé de pouvoir de son grand-père. Elle n’en savait pas grand-chose sinon qu’il était âgé d’une trentaine d’années, qu’oncle Hubert proclamait qu’il avait dû voir le jour dans la Corbeille de la Bourse et que Mère, lorsqu’il lui arrivait d’en parler, soupirait qu’il était très certainement l’homme le plus ennuyeux qu’elle eût jamais rencontré… mais, cela, Mélanie le garda pour elle-même.

— Eh bien, conclut Grand-père, je te le montrerai un de ces jours. Il est tout à fait remarquable… Au fait, de quoi suis-je en train de te parler et comment en sommes-nous venus là… ? En outre, il est affreusement tard, ajouta-t-il en levant les yeux vers la pendule cerclée de cuivre qui occupait l’un des panneaux. Va vite te coucher !

Mélanie dormit trop bien et le soleil était déjà haut quand elle monta sur le pont que balançait à présent la longue houle de l’Atlantique. L’aspect de la côte avait complètement changé : plus de végétation luxuriante descendant jusqu’à l’eau, plus de petites baies étroites habitées de grues, de hérons ou d’oiseaux de mer, mais des falaises abruptes couronnées d’herbe rare et des récifs battus par les vents d’ouest. Les ports étaient peu nombreux et, d’après Morvan, le timonier, tout à fait inaccessibles par gros temps.

— Heureusement que nous ne restons pas longtemps dans ces parages, confia-t-il à la jeune fille. Le bateau est solide et c’est un grand coureur mais une tempête ne vous ferait pas un bon souvenir. Enfin, M’sieur Timothée tient absolument à vous montrer Tintagel !

— Est-ce que ce n’est pas intéressant ?

Il déplaça sa chique d’une joue à l’autre et cracha par-dessus bord un long jet de salive brune :

— Si. C’est même un endroit qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a vu…

De fait, le haut rocher de Tintagel au pied duquel l’Océan gémissait comme un dragon enchaîné arracha des cris d’admiration à Mélanie. Majestueuse, superbe, chargée d’histoires et plus encore de légendes, l’ancienne forteresse ruinée des comtes de Cornouailles, probablement construite durant la période normande auprès d’un antique monastère, semblait sortie tout armée d’un roman des Chevaliers de la Table Ronde. C’est là que la belle Ygraine donna naissance au jeune roi Arthur et que le roi Mark surprit un soir Tristan aux pieds de sa femme Yseult, cependant que, sous les rochers, s’ouvrait la caverne de Merlin l’Enchanteur…

— Regarde ! dit Grand-père en désignant un oiseau noir du tuyau de sa pipe. Voilà une corneille à pattes et à bec rouges. Les gens d’ici prétendent que ces oiseaux incarnent l’âme d’Arthur qui n’a pas encore trouvé le repos. Près d’ici, d’ailleurs, il y a ce que l’on appelle le pont du Meurtre parce que c’est là qu’il fut frappé à mort. Et aussi le lac dans lequel sire Bedivere jeta l’épée Excalibur…

— Je croyais que ces légendes s’étaient passées en Bretagne ? remarqua Mélanie. N’avons-nous pas l’ancienne forêt de Brocéliande ? Du moins c’est ce que prétend le père Gloaguen.

— Cela tient à ce que la Cornouailles et la Bretagne sont sœurs. On dit même qu’elles étaient réunies il y a très longtemps avant que la mer ne les sépare. D’ailleurs les vieux du pays racontent que, deux fois l’an, durant la nuit, le roc de Tintagel disparaît sous les flots et que, lorsqu’il reparaît, la bande rocheuse qui le relie à la terre s’est un peu rétrécie. Bientôt, peut-être, ce sera une île…

— Est-ce que nous n’allons pas débarquer ? Je voudrais tellement monter là-haut !

— Je l’espérais, mais ce ne serait pas prudent car il se pourrait qu’un grain nous arrive. Il faut aller nous abriter à Padstow.

— Oh ! c’est dommage, non ?

— Si. Je souhaitais t’emmener là-haut pour m’asseoir avec toi là où je me suis assis souvent jadis. À cet endroit le temps recule et il n’y a plus que ce qui compte : la terre, la mer, les pierres et le vent. C’est un lieu pour ceux qui s’aiment…

La voix de Mélanie ne fut qu’un souffle quand, posant sa main sur la manche bleue, elle demanda :

— Cela veut dire… que vous m’aimez, Grand-père ?

Les yeux toujours fixés sur les ruines, il recouvrit de la sienne la main fragile :

— Tu ne serais pas là, petite, s’il en allait autrement. Mais nous reviendrons, je l’espère, et, si ce n’est pas avec moi, peut-être souhaiterais-tu venir avec celui que tu aimeras… Pour l’instant il faut partir.

Il s’éloignait à grands pas en braillant des ordres et Mélanie put rougir tout à son aise. Elle venait d’évoquer l’élégante silhouette de Francis telle qu’elle l’avait déjà admirée, en habit en tenue d’été, mais curieusement elle avait peine à la faire entrer dans ce décor grandiose et sauvage. Il n’avait rien du roi Arthur ni de Tristan en dépit de cette auréole de grand voyageur qui le suivait. Il était un rien trop civilisé sans doute… Un pur produit de la haute société policée, raffinée, tirée à quatre épingles, et quelque chose disait à son admiratrice qu’il n’aurait peut-être jamais envie de venir contempler un vieux château croulant. Mais on ne discute pas avec son cœur et ce cœur trouvait tant de charmes au jeune marquis de Varennes qu’il lui faisait volontiers grâce de cette carence.