Le temps se gâtait en effet. La mer et le ciel se rejoignaient dans une menaçante couleur grise et les vagues devenaient plus hautes. L’Askja réduisit sa voilure et prit la fuite devant la tempête qui venait. On atteignit assez vite Padstow, une station balnéaire doublée d’un petit port dans l’embouchure du Camel, juste à temps pour éviter le plus fort du « coup de chien », et on y resta deux jours au grand dépit de Grand-père qui voyait se réduire le temps qu’il entendait consacrer à cette petite croisière. Il allait falloir rentrer plus vite, surtout si le temps empirait.
On charma ces loisirs forcés avec la lecture. Il y avait à bord une petite bibliothèque spécialisée sur la mer et Mélanie plongea avec délices dans les voyages de Bougainville. Son Grand-père l’initia en outre aux joies enivrantes du bésigue et, pour elle tout au moins, le temps coula assez vite. Puis, dès que l’océan se montra plus accueillant, la goélette entama le chemin du retour avec une hâte qui fit soupirer Mélanie. Grand-père semblait affreusement pressé de rentrer ! On passa comme le vent entre les falaises formidables de Land’s End et les îles Scilly qui se dessinaient à peine dans une brume laiteuse, mais on ralentit tout de même pour explorer Mount’Bay, la baie profonde que barre en majesté St. Michael’s Mount, le petit frère du Mont-Saint-Michel de Normandie : une pyramide granitique sommée d’un antique château dont la chapelle et elle seule dépendait de la grande abbaye normande. La côte y était particulièrement ravissante avec ses rochers couverts du rose « gazon d’Olympe », mais aussi de léger tamarin et de cette « plante des glaces » aux épaisses feuilles poudrées à frimas et aux fleurs éclatantes. On mouilla devant Penzance, mais le port où aboutissaient les chemins des hautes landes farouches et peuplées de fantômes parut triste à Mélanie. Sans doute parce que le soleil se faisait plus réticent. Octobre était tout proche à présent et ce fut sous une pluie battante que l’on rejoignit Polperro où l’on trouva Fräulein sur la jetée. Enveloppée dans un waterproof et les pieds chaussés de solides brodequins, pataugeant dans une flaque d’eau, elle guettait le retour des voyageurs. Dans son vêtement sombre fouetté par l’averse elle ressemblait à ces femmes des îles du bout du monde, d’Ouessant et de Sein, à ces « filles de la pluie » qui attendent durant des jours et sans se lasser l’apparition d’une voile, ou la silhouette bien connue d’un navire :
— Elle est allée au port au moins trois fois par jour, expliqua discrètement Mrs. Poldhu. Je crois bien, Timothy dear, qu’elle aurait encore préféré agoniser interminablement au fond de votre bateau plutôt que de rester au coin de mon feu, les pieds sur les chenets à grignoter des cakes en soupirant à fendre l’âme.
— Belle marque de confiance ! apprécia Grand-père. Eh bien, elle va y retourner sur mon bateau. Ces Allemands ont un sens du devoir incroyable… J’avoue avoir quelques scrupules à lui imposer une nouvelle traversée ! Je n’aurais jamais du l’emmener…
— Elle n’aurait jamais accepté que je parte sans elle, fit Mélanie. C’est déjà beau qu’elle nous ait laissé ces quelques jours.
Le lendemain, ce fut d’un pas décidé, celui d’Iphigénie marchant à l’autel du sacrifice, que Fräulein réintégra l’Askja. Mais sachant ce qui l’attendait, elle gagna sa cabine, disposa autour d’elle serviettes, cuvette et eau de mélisse, glissa le portrait de son fiancé sous son oreiller puis se coucha avec la ferme intention de ne plus bouger jusqu’à ce que l’ont eût regagné la France.
Impressionnée peut-être par tant de stoïcisme, la mer lui fut clémente et ce fut d’un pas assez ferme qu’une cinquantaine d’heures plus tard elle mit le pied sur le quai de Saint-Servan où la goélette était venue s’amarrer au pied de la tour Solidor. Elle arborait même un large sourire contrairement à son élève qui aurait bien voulu voir se poursuivre son joli voyage. Ce fut le cœur gros que Mélanie dit au revoir au capitaine Le Moal et à ses hommes. Elle s’en était fait des amis et une vibrante acclamation la salua quand, avant de quitter le bord, elle mit ses bras autour du grand mât pour poser un baiser sur son bois lisse :
— Nous partirons encore tous ensemble ! promit Grand-père plus ému qu’il ne voulait le montrer. À présent, il faut songer à gagner, l’un et l’autre, nos prochaines vacances…
— Nous aurions pu rester plus longtemps, tout de même ?
— Je ne crois pas. Un télégramme m’attendait à Penzance et ici…
De la main, il désignait une haute silhouette grise appuyée sur une canne, celle d’un homme mince au visage strictement rasé, vêtu d’un paletot à carreaux fondus et coiffé d’une casquette assortie qui s’inclina légèrement lorsqu’elle s’approcha, sa main glissée sous le bras de son grand-père. Celui-ci serra la main de l’inconnu :
— Vous vous êtes dérangé vous-même, Dherblay ? C’est si important que cela ?
— Plus encore, je crois, Monsieur ! Le président Loubet vous invite à dîner demain soir, en petit comité bien entendu. Je craignais beaucoup que la mer ne vous empêche d’arriver à temps…
— Elle s’en serait voulu de déplaire au président de la République ! Avez-vous déjà rencontré ma petite-fille Mélanie ?
— Non, Monsieur ; je m’en souviendrais, je crois.
— Ne vous fiez pas à ses airs de sauvageonne. Je viens de m’efforcer d’en faire un loup de mer, ce qui n’empêche qu’elle ne soit une jeune fille accomplie.
— Je n’en doute pas.
Arrivait-il quelquefois à cet homme de sourire ? Il avait ôté poliment sa casquette mais ses yeux étaient si profondément enfoncés sous ses épais sourcils bruns qu’il était difficile d’en déceler la couleur. Il comptait parmi ces hommes froids qui n’ont pas d’âge.
Mélanie n’eut pas à le supporter pendant le dîner, car il reprenait le train une heure plus tard tandis que les navigateurs, pour ménager aux deux femmes un peu de repos, ne partiraient que le lendemain matin.
À l’hôtel, Grand-père et sa petite-fille, confortablement installés devant une nappe bien blanche, firent un sort à un énorme plat d’huîtres de Cancale. Fräulein, dans l’impossibilité où elle se trouvait d’obtenir la choucroute de ses rêves, seule capable de lui remettre le cœur et l’estomac en place, les laissa seuls et choisit de se faire servir dans sa chambre une soupe épaisse et des tartines de confiture. Des araignées de mer suivirent les huîtres, puis du gigot de pré-salé, le tout arrosé d’un joli muscadet avec lequel on trinqua au beau voyage que l’on ferait l’année prochaine.
Pour sa part, Mélanie goûta pleinement ce dernier tête-à-tête avec ce grand-père devenu si cher et elle en enferma le souvenir dans son cœur. Elle pensait qu’il y a vraiment, dans la vie, des moments que l’on devrait marquer d’une pierre blanche tant ils sont réussis !…
Il était près de six heures le lendemain quand la voiture venue chercher les voyageurs à la gare pénétra dans la rue Saint-Dominique et franchit le portail de la maison où Mélanie habitait avec sa mère. C’était une de ces charmantes demeures nées au XVIIIe siècle, comme il en restait beaucoup moins depuis qu’en 1866 la percée du boulevard Saint-Germain avait été poursuivie depuis le boulevard Saint-Michel jusqu’au palais Bourbon. Au moment de son mariage avec Albine, François Desprez-Martel en était tombé amoureux presque autant que de sa fiancée. Jadis propriété du couvent des Dames de Bellechasse, elle occupait le coin de la rue du même nom et de la rue Saint-Dominique et possédait un petit jardin pris sur celui de l’ancien couvent. Elle gardait aussi le souvenir de Mme de Genlis, la docte maîtresse du duc d’Orléans. C’était entre ces murs de belle pierre blanche que celle-ci avait veillé à donner une éducation moderne aux enfants du prince régicide. Et le petit hôtel en gardait un parfum d’élégance et de bon ton auquel François s’était montré sensible. Beaucoup plus qu’à la magnificence des palais d’agents de change qui, dans la seconde moitié du XIXe siècle avaient transformé la plaine Monceau en un quartier cossu, fastueux même et, selon lui, beaucoup trop pompeux.