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La nouvelle Mme Desprez-Martel n’avait pas protesté car elle était sensible à un environnement essentiellement aristocratique et tout à fait digne d’une jeune femme dont le père avait acheté au Vatican un tortil de baron. Albine étant l’unique enfant du baron papal, le blason avait disparu avec lui, l’année même de la naissance de Mélanie, mais la jeune mère ne permettait à personne d’oublier sa noble extraction et caressait secrètement, depuis son veuvage, l’espoir de coiffer quelque jour en secondes noces une couronne dont la peinture, plus ancienne, tiendrait mieux aux portières de sa voiture.

Lorsque celle de son grand-père pénétra dans la cour avec Mélanie, plusieurs attelages de grand luxe – caisses admirablement vernies tirées par de hauts carrossiers steppant le mètre vingt – en sortaient avec majesté.

— Mon Dieu ! gémit Mélanie. Nous sommes mercredi et c’est le jour de Maman. Quel ennui !

— Mais non, fit Grand-père. Tu vois bien que tout ce monde a pris congé.

— Il reste encore quelqu’un et je ne sais pas à qui appartient ce joli landau noir.

— Mélanie, intervint Fräulein, vous devriez me laisser vous recoiffer…

Devant le regard farouche que lui lança son élève, elle n’osa pas avancer d’arguments. Mélanie, en effet, avait décidé que c’en était fini de sa coiffure étriquée et qu’elle porterait ses cheveux dans le dos comme toutes les fillettes, puisque apparemment on tenait à ce qu’elle en soit une, jusqu’à ce qu’on lui octroie un statut de jeune fille. Grand-père vint d’ailleurs à la rescousse :

— Laissez-la donc tranquille ! Elle est charmante comme cela…

Et ce fut avec la masse cuivrée de sa chevelure répandue sur ses épaules que Mélanie, arrachant son chapeau, passa fièrement devant le majordome en lui lançant :

— Bonsoir, Paulin ! Ma mère est au salon ? – Et, comme il esquissait le geste de s’interposer elle l’écarta doucement : – Inutile de nous annoncer, nous connaissons le chemin.

Un cri d’indignation salua son entrée dans la pièce aux boiseries claires où sa mère, en robe de dentelle lilas sous ses grands sautoirs de perles, bavardait gaiement, à demi étendue sur une récamier, avec un homme en jaquette que Mélanie reconnut au premier coup d’œil et qui eut d’ailleurs le don de lui faire perdre instantanément toute son assurance :

— Mélanie ! s’écriait Albine, qu’est-ce que ces manières ? Depuis quand entres-tu chez moi sans frapper ? Et d’abord d’où sors-tu dans cette tenue ?

Elle avait jailli de sa méridienne et marchait sur sa fille comme si elle s’apprêtait à la jeter dehors. Convulsé de colère son joli visage était à peine reconnaissable.

— Je venais vous dire bonjour, Mère, murmura l’incriminée. Je pensais que cela se fait quand on rentre de voyage !

— Parlons-en de ce voyage ! Quelle invraisemblable histoire ! Et regarde comme tu es faite ! Cette tignasse emmêlée, cette peau brune… et plus de taches de rousseur que jamais ! Tu ressembles à une bohémienne, à une fille des rues, à…

La diatribe s’arrêta net : Grand-père, qui s’était un peu attardé dans le vestibule pour voir, peut-être, comment Mélanie serait accueillie, venait de faire son apparition, inquiétant et formidable comme le dieu des tempêtes. Son regard gris toisa sa belle-fille :

— Pourquoi ces cris, chère Albine ? Ne vous a-t-on pas appris que j’avais emmené ma petite-fille en croisière ?

— Si… mais…

— Mais vous ne pensiez pas me voir arriver en même temps qu’elle ? Vous imaginiez-vous que je la laisserais vous affronter seule ?…

— Admettez, Père, que je puisse éprouver quelque mécontentement. Je rentre à Dinard et je trouve la maison fermée et tout mon personnel envolé. C’est très désagréable...

— Je l’espérais bien. Ce n’était guère affectueux d’abandonner votre fille, handicapée de surcroît, pour faire un petit voyage. Au fait, où étiez-vous ?

— Mélanie a dû vous le dire : à Biarritz. Je suis partie sur le yacht…

Avec un coup d’œil peu amène en direction de Francis qui, debout, attendait avec une grande aisance la fin de cette escarmouche familiale, Desprez-Martel coupa la parole à sa belle-fille :

— Si vous voulez bien nous allons nous entretenir de cela un moment dans le petit salon de musique. Je ne crois pas que… monsieur… au fait, nous n’avons pas été présentés.

— Marquis de Varennes ! dit Francis en s’inclinant légèrement. Mais je vais vous laisser…

— Du tout ! Restez donc. Ma petite-fille m’a dit qu’elle n’avait pas encore eu le loisir de vous remercier convenablement pour l’aide que vous lui avez apportée… certaine nuit humide.

— Cela ne mérite pas tant de gratitude, Monsieur, dit Francis en souriant à Mélanie. C’était très amusant…

— Vous êtes plein d’indulgence. Excusez-nous un instant ! Venez, Albine !

— Ne pourrions-nous remettre à demain ? Je dîne ce soir rue d’Astorg chez la comtesse Greffuhle et je dois me préparer…

— Je dîne ce soir à l’Élysée et vous n’imaginez pas que je vais y aller en costume de voyage ? Cela ne prendra qu’un instant.

Les termes étaient courtois mais le ton sans réplique, et il fallut bien qu’Albine s’exécutât non sans adresser au jeune homme un coup d’œil désespéré.

Mélanie, elle, fut enchantée. Enfin, elle allait avoir Francis pour elle toute seule !

— Asseyez-vous ! dit-elle. Je vais essayer de vous tenir compagnie.

— Vous m’en voyez ravi. Nous n’avons guère eu l’occasion de bavarder depuis Dinard. Puis-je fumer ?

— Je vous en prie ! Avez-vous fait un bon voyage en compagnie de ma mère ?

Tirant une cigarette d’un étui d’or, il l’alluma calmement, ce qui lui donna le temps de répondre, mais ses yeux sombres parurent se rétrécir.

— Nous n’étions pas seuls et puis ce n’était pas un voyage très passionnant. J’aimerais mieux que vous me racontiez le vôtre. Où êtes-vous allée ?

— En Angleterre. Mon grand-père tenait à me montrer les côtes de la Cornouailles. Cela doit paraître bien mince à un grand voyageur tel que vous l’êtes ?

— Détrompez-vous ! C’est ce que j’appelle un voyage intelligent. Jusqu’où êtes-vous allée ?

— Jusqu’à Tintagel. Grand-père m’a conduite au château du roi Mark mais le temps s’est gâté et nous n’avons pas pu aborder. Oh ! c’était tellement beau !…

— Eh bien, vous y retournerez.

— Je le voudrais tant ! Mais Grand-père dit qu’il faut y aller seulement avec quelqu’un que l’on aime…

Elle rougit brusquement et se tut. Emportée par l’enthousiasme, elle allait dire à ce beau jeune homme qui la regardait si doucement que c’était avec lui qu’elle aimerait revoir ce roc des âges légendaires… Il y eut un petit silence puis Francis murmura sans la quitter des yeux :

— C’est une idée charmante et je suis bien certain que vous n’aurez aucune peine à réaliser ce rêve.