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Arrivée au bout de la grande pelouse, elle se retourna pour vérifier qu’il ne se passait rien d’imprévu mais la villa blanche, abritée comme sous un parapluie par ses toits d’ardoise, montrait paupières closes : aucune lumière ne filtrait de ses volets. Normal car il était déjà tard, mais un bal ne commençait jamais avant dix heures du soir et il n’y avait guère qu’une demi-heure que les tziganes se faisaient entendre.

Une demi-heure qui, pour Mélanie, s’était déroulée dans l’angoisse : elle ne retrouvait plus la clef de la cuisine que son ami Conan, le fils du jardinier et l’ennemi juré de Fräulein, lui avait fait faire en cachette. Elle crut d’abord l’avoir oubliée dans la poche de sa robe de piqué blanc qui devait être dans la buanderie, et il lui fallut dix bonnes minutes d’une agitation lui brouillant la mémoire pour se souvenir de l’endroit où elle l’avait cachée : au milieu de ses crayons de couleur.

Rassurée sur ses arrières, l’adolescente reprit sa course. Les échos d’une valse lui parvenaient, tendres, enveloppants, séduisants au possible. On commençait à entendre aussi la voix vigoureuse du valet chargé d’annoncer les invités cependant que l’ombre épaisse des arbres s’étoilait de lumières. Enfin Mélanie, avec un soupir de soulagement, atteignit le mur et surtout le grand cèdre dont les branches formaient au-delà de la clôture une avancée suffisante pour offrir une vue non seulement du parc illuminé dont la tempête n’était pas venue à bout mais aussi des salons largement éclairés. Bien sûr, escalader pieds nus un arbre trempé n’est pas une entreprise agréable, mais elle se trouvait largement compensée par le ravissant spectacle d’une fête chez celle que l’on appelait « la Reine de Dinard ».

Une reine à laquelle personne ne songeait à contester son titre, bien qu’en cet été 1902 la côte d’Émeraude attirât tout ce que l’Europe – et surtout le Royaume-Uni ! – comptait de grands noms et de grandes fortunes. Mrs. Hugues-Hallets était non la plus noble, ni la plus belle ni surtout la plus jeune mais une sorte de vivant miracle, un personnage hors du temps à qui son extrême richesse et ses fabuleuses relations permettaient tous les enchantements.

Née en Louisiane, elle avait été d’une extraordinaire beauté dont – dans son âge avancé car elle comptait quatre-vingt-dix printemps – il lui restait des traces frappantes. Celui ou celle qui lui était présenté ne l’aurait jamais imaginée si vieille tant elle prenait soin de sa personne. Son visage rose et frais, toujours habilement maquillé, restait le plus aimable qui se pût voir. En outre, à la tête d’une des fortunes les plus colossales d’Amérique, elle n’aimait rien tant qu’en faire profiter ses amis et, autour d’elle, s’assemblait une cour d’altesses plus ou moins royales, de grands seigneurs exotiques, de milliardaires américains et de ladies anglaises ravissantes qui semblaient provenir d’une toile de Lawrence, de Gainsborough ou de Dante Gabriel Rossetti car, pour être admis chez Mrs. Hugues-Hallets, il fallait être très noble, très intelligent, très brillant ou d’une très grande beauté. En fait c’était l’argent qui importait le moins à cette Hôtesse d’un autre âge qui, pendant la saison de Dinard, donnait chaque soir un dîner de trente couverts et chaque semaine un bal de trois cents personnes dans sa somptueuse villa du Moulinet. Ladite saison ne durait, il est vrai, que du 1er août au 8 septembre et ce bal-ci était le dernier, mais on devait y entendre l’illustre Caruso, un ami personnel de la maîtresse de maison et un habitué de la Côte.

Mrs. Hugues-Hallets fascinait Mélanie qui l’avait surnommée la fée des Lilas parce que, de toutes les couleurs tendres dont elle se parait, c’était le mauve qui avait sa préférence. Toujours vêtue à la mode des années 1880, elle affectionnait les toilettes de soies tendres et irisées invariablement ornées d’une « tournure » légère et d’une longue traîne qu’elle ramassait sur son bras d’un geste plein de grâce lorsqu’elle se déplaçait à l’extérieur. Elle se coiffait aussi de minuscules capotes couvertes de fleurs ou de fruits et nouées sous le menton par un ruban de velours assorti à la robe. Bien souvent ce jardin miniature se composait de grappes de lilas qui, jointes aux immenses écharpes de mousseline nuageuse que portait la vieille dame, conféraient à son personnage quelque chose d’irréel. Et Mélanie s’attendait toujours à lui voir brandir une baguette magique pour en changer les gens qui ne savaient pas rire, ou seulement sourire, en rats ou en crapauds… En effet, elle aimait la gaieté, la jeunesse et savait à la fois s’amuser et amuser les autres.

À la dernière Fête des Fleurs elle était apparue dans une petite voiture entièrement recouverte d’immortelles mauves et jaunes et surmontée d’une couronne royale faite des mêmes fleurs. Tout le monde avait beaucoup ri avec elle de cette plaisanterie. Mais cela c’était seulement sa vie publique. Beaucoup plus secrètes étaient ses charités et le bien qu’elle dispensait aux déshérités par l’entremise d’un vieil ami.

Installée assez loin sur sa grosse branche pour avoir franchi le mur, Mélanie apercevait l’enfilade des salons éclairés par des centaines de bougies car la maîtresse de maison trouvait la lumière électrique peu flatteuse pour le visage. Leurs petites flammes faisaient scintiller mystérieusement les lustres et les girandoles de cristal ainsi que les diamants des belles invitées. Une profusion de roses pâles cachaient à demi les boiseries d’un vert ancien et les jolis meubles tendus de satins brochés. Fidèle, en effet, pour sa toilette aux modes de son temps, Mrs. Hugues-Hallets partageait, en matière de décoration et de mobilier, les goûts du comte Boniface de Castellane. Tous deux appréciaient le charme du XVIIIe siècle et sa grâce légère à jamais disparue.

De son perchoir, Mélanie se laissait aller au plaisir de l’admirer, assise bien droite dans une bergère à oreilles, parée d’une robe de satin nacré à reflets roses et d’une quantité de perles magnifiques. Un collier-de-chien emprisonnait son cou et d’immenses sautoirs coulaient de ses épaules. Des perles encore à ses bras gantés très haut. D’autres enfin, en forme de poire, lui composaient un diadème qui se perdait dans un piquet de roses-mousse.

Une couronne de jeunes ladies en mousselines tendres, dont les longues jupes semblables à des corolles mettaient en valeur les tailles fines ceinturées de rubans, l’entouraient comme un parterre cependant qu’à l’entrée des salons les noms illustres se succédaient lancés d’une voix forte par un immense valet à perruque poudrée :

— Madame la princesse de Faucigny-Lucinge… Madame Victor Hugo… Son Altesse Royale le prince Louis d’Orléans-Bragance… Monsieur Jérôme Tharaud… Madame Judith Gautier… Sa Grâce Madame la Duchesse de Marlborough… Lord et Lady Cowley…

Lente, souriante et suprêmement élégante, la procession des invités venait saluer la vieille dame que son grand âge dispensait de se tenir debout à l’entrée des salons comme l’aurait voulu le protocole. Ponctué par les habits noirs des hommes, c’était un flot ininterrompu et chatoyant où, sur les gorges blanches, diamants, émeraudes, rubis, saphirs et perles étaient posés comme autant de papillons exotiques aux fabuleuses nuances. Le coup d’œil avait quelque chose de féerique et Mélanie regardait, regardait de tous ses yeux en attendant le feu d’artifice qui serait tiré tout à l’heure.

Elle se savait trop jeune pour participer à de telles fêtes et d’ailleurs ne le souhaitait guère. Elle ne rêvait même pas de ce premier bal qui aurait lieu à l’automne pour son seizième anniversaire parce qu’elle était certaine que ce serait assommant. Il n’y aurait pas de parc illuminé, pas de fusées jaillissantes, seulement le décor des salons de la rue Saint-Dominique et comme ce serait fin octobre on ne pourrait même pas ouvrir les fenêtres sur le petit jardin. Et puis, pas question de danser avec qui lui plairait mais uniquement avec les rares cavaliers qui auraient reçu la permission de l’inviter. C’est-à-dire qu’ils auraient été triés avec soin par sa mère et surtout son grand-père, ce terrible vieillard qui, plus encore depuis la mort de son fils, le père de Mélanie, menait de main de maître son cabinet d’agent de change et les autres affaires familiales.