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— Vous croyez ? C’est tellement difficile d’aimer quelqu’un, à part Grand-père, bien sûr…

— Vous l’aimez beaucoup ?

— Depuis peu de temps, mais oui, le l’aime. Je croyais n’avoir qu’un « Cher Grand-Papa » à qui, trois ou quatre fois par an, je faisais la révérence avant de m’asseoir à sa table et je me suis découvert un vrai grand-père qui a partagé avec moi ses joies les plus vraies. Vous n’imaginez pas ce que cela peut être lorsqu’on est aussi solitaire que je le suis.

— Solitaire, vous ?

— Que puis-je dire d’autre ? Je n’intéresse pas ma mère qui me trouve laide et empruntée et qui n’aime pas sortir avec moi car elle me juge trop jeune. Elle compte demander à Grand-père de retarder d’un an mon entrée dans le monde parce qu’elle me croit incapable d’y tenir ma place… C’est peut-être vrai, d’ailleurs, car je n’aime pas beaucoup ce que l’on appelle la haute société.

— Vous n’y êtes pas encore rentrée. Comment pouvez-vous la juger ?

— Oh !… Ce n’est qu’une impression.

— Essayiez-vous de la connaître mieux quand vous observiez les fêtes de Mrs. Hugues-Hallets ?

— Oui, je crois. Elle me fascine, et j’aimerais bien, moi aussi, être belle et fêtée mais je n’ai aucune chance d’y réussir jamais.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— J’ai des yeux pour voir. Et j’ai aussi un miroir dans ma chambre. Sur l’Askja, par contre, il n’y en a pas.

— La beauté n’est pas tout ce qui compte en ce monde. Il y a aussi la gentillesse, le charme, l’amabilité. Je connais cent femmes qui, sans être de foudroyantes beautés, savent retenir auprès d’elles un époux, des amis…

Le retour tumultueux de sa mère dispensa Mélanie de répondre. La nervosité d’Albine était visible tout autant que la rougeur légère de ses yeux. Elle avait pleuré très certainement et Mélanie aurait beaucoup donné pour savoir ce qui s’était dit dans le salon de musique où Mme de Genlis apprenait le clavecin et la trompette à ses élèves. Mais Albine se contenta d’ordonner à sa fille de remercier son grand-père pour avoir pris soin d’elle et de le saluer comme il convenait.

— Dorénavant, tu iras déjeuner tous les jeudis avenue des Champs-Élysées, dit-elle en triturant un fragile éventail de nacre qui ne lui avait fait aucun mal, et dès demain nous irons ensemble chez Paquin, rue de la Paix, pour commander la robe de ton premier bal…

— C’est vrai ? exulta Mélanie. Je vais vraiment avoir un bal pour mes seize ans ?

— Pourquoi ne l’aurais-tu pas ? fit Grand-père qui rejoignait le grand salon. On te l’a toujours promis, n’est-ce pas ?

— Oui… mais…

— Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit. Il aura lieu le 27 octobre, jour de ta naissance, chez moi. À ce propos, Albine, pourquoi choisir Paquin ? Pour Mélanie, je préférerais Doucet. Je lui trouve… plus de grâce.

— Père ! s’indigna Albine visiblement heureuse de se retrouver sur un terrain où elle excellait. Comment pouvez-vous savoir ce qui convient le mieux à une jeune fille ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas l’emmener chez Charvet, votre tailleur ?

— Quoi que vous en pensiez, il m’arrive tout de même de m’intéresser à ce que portent mes contemporaines… et je préférerais Doucet !

— Vous m’accorderez néanmoins quelques talents en cette matière ? Mme Lucille, de chez Paquin, saura à merveille ce qui peut convenir à cette petite.

La nervosité d’Albine augmentait et Grand-père préféra rompre les chiens. Quelques instants plus tard, après les avoir embrassés sa mère et lui, sans oublier de saluer Francis qui lui décocha un sourire éblouissant, Mélanie retrouvait sa chambre où Fräulein s’occupait déjà à défaite les bagages avec l’aide d’une femme de chambre. C’était le jour de sortie de Léonie et une autre camériste la remplaçait. Le décor, cependant familier, sembla différent à la jeune fille. Peut-être parce qu’elle le voyait à travers un regard qui n’était plus le même. Les tentures de soie bleue – l’appartement avait été préparé jadis pour le garçon qu’espérait Albine et, dans sa déception, elle n’avait pas jugé bon de changer de couleur – étaient toujours les mêmes et Mélanie qui, tant de fois, y avait abrité ses rêves, eut plaisir à les revoir mais, après les chatoiements de la mer, ce nattier paisible semblait terne et un peu trop bourgeois. Elle eût aimé des tons changeants et l’exubérance de grandes plantes vertes évocatrices de pays lointains aux couleurs aventureuses… Surtout elle tombait de sommeil car la journée avait été longue et le train éprouvant. Aussi Mélanie, à peine son lit retrouvé, se roula en boule à la manière d’un chat et sans même songer à se déshabiller s’endormit comme une masse, la tête dans ses bras, avec l’espoir qu’au détour d’un joli rêve elle retrouverait Francis. De toute façon, elle allait certainement le voir souvent puisque selon toute apparence il était devenu un habitué de la maison. Et cette seule idée était pour elle la meilleure raison de voir désormais la vie sous la lumière tendre d’un matin d’été.

Ce en quoi elle se trompait du tout au tout.

D’abord, la visite chez Paquin se révéla singulièrement décevante. Dans les salons dorés du n° 5 de la rue de la Paix où, dix ans plus tôt, le banquier Isidore Paquin et sa femme s’étaient lancés dans la couture, elle vit glisser vers elle une grande femme en forme de S vêtue de soie noire et bruissante d’où dépassaient de longs pieds pointus, et qui semblait coiffée d’un nid de cigogne. En dépit de sa ligne sinueuse due à un corset particulièrement efficace, cette dame ressemblait à un cheval mais à un cheval qui aurait parlé en multipliant les accents circonflexes. Elle et Albine firent assaut de politesses puis, sans s’occuper le moins du monde de Mélanie, entreprirent d’examiner quelques modèles « très jeune fille, chère Mâdâme ».

La conférence, à dire vrai, ne dura pas longtemps. Sans s’inquiéter le moins du monde des goûts de sa fille, Albine choisit un costume-tailleur vert foncé soutaché de noir, une robe d’après-midi en velours brun garni de taffetas de même couleur en repoussant fermement la dentelle blanche qui en eût adouci la rigueur, et enfin, pour le fameux bal, une robe de soie blanche surchargée d’entre-deux de dentelle Renaissance(7), de pompons et de petits nœuds que Mélanie jugea affreuse. Elle ne cacha d’ailleurs pas sa déception car la robe en question, dépourvue de tout décolleté, avait un col de guipure baleinée montant jusqu’aux lobes des oreilles et les manches s’arrêtaient au coude :

— Ce n’est pas une robe de bal : c’est une robe pour prononcer des vœux dans la chapelle d’un couvent. En plus elle est trop compliquée. J’aurais tellement aimé une robe de tulle blanc avec des volants…

— À seize ans on n’a pas encore droit au décolleté, fit Mme Lucille, doctorale. Cette robe est très élégante et met en valeur votre taille qui est fine. Elle est exactement ce qu’il vous faut ! Madame votre mère a beaucoup de goût et vous êtes très gâtée, il me semble.

Ce n’était pas l’avis de Mélanie, persuadée que sa mère ne respectait pas les consignes de son beau-père. Elle avait choisi le moins cher car elle était d’une extrême économie pour les vêtements de sa fille alors que sa propre garde-robe regorgeait de toilettes toutes plus flatteuses les unes que les autres. Mélanie en eut d’ailleurs la preuve lorsque Albine tomba en extase devant une ravissante toilette de bal rose dragée, toute givrée de petites perles de cristal et retenue aux épaules par de minces rubans assortis. Connaissant bien sa cliente, Mme Lucille lui affirma que ce modèle avait été dessiné tout exprès pour elle, et Albine, jouant la confusion, n’hésita pas une seconde à acheter cette robe fastueuse qui à elle seule valait autant que les trois choisies pour sa fille.