— C’est assez drôle et plutôt méchant naturellement. Mais vous n’auriez pas dû me parler de ce journaliste odieux dont les critiques venimeuses sont responsables en grande partie du peu de succès des dernières œuvres de Zola. Vous allez me remettre en colère !
C’était fait, apparemment, car il claqua la porte de la salle à manger derrière les deux jeunes gens sans laisser ce soin à l’un des valets de pied.
Mélanie, pour sa part, aurait volontiers refusé l’escorte qu’on lui imposait : si ce n’eût été trop mal élevé. Elle était elle aussi de fort mauvaise humeur en prenant place dans l’élégant coupé vert et noir que conduisait un jeune cocher coiffé d’un haut-de-forme à cocarde. On y respirait une agréable odeur de tabac fin et de lavande anglaise, mais cette circonstance parut tout de suite moins agréable à la jeune fille quand elle comprit que la source de ces effluves raffinés provenait de son voisin et non des coussins de la voiture. Elle soupira en pensant qu’il faudrait, tout à l’heure, dire merci. Le bon ton exigeait même qu’elle entretînt la conversation si peu que ce soit si on lui adressait la parole mais le hasard voulut qu’elle eût à en prendre l’initiative.
Comme le coupé venait de franchir le portail et s’engageait dans les Champs-Élysées, une voiture électrique, peinte en rose et rutilante de cuivres, surgit de l’hôtel voisin. Ce genre de véhicule était une rareté mais ce qui arracha une exclamation de surprise à Mélanie fut l’aspect tout à fait inhabituel du machiniste : assise auprès d’un valet de pied impassible et doré sur tranche, une sémillante jeune femme, toute vêtue et empanachée de rose, conduisait l’engin avec l’assurance d’une habituée. Les passants se retournant sur elle, ses doigts gantés de suède rose distribuèrent à la ronde les baisers de sa bouche souriante.
— Comme elle est jolie ! s’exclama Mélanie éblouie. Une étrangère sans doute car je ne l’ai encore jamais vue.
— Bien que votre mère reçoive beaucoup, je serais étonné que vous ayez rencontré cette jeune personne dans son salon, ricana son compagnon.
— Pourquoi pas ? Elle est très élégante…
— Un peu trop même, et ce n’est pas une question de vêtements. Cette personne appartient à une catégorie de femmes dont une jeune fille telle que vous ne devrait même pas soupçonner l’existence.
— Vous voulez dire que c’est une cocotte ? demanda Mélanie avec un naturel qui confondit son voisin.
— Qui vous a appris ce mot-là ? Une jeune fille ne devrait même pas l’avoir entendu. Quant à sa signification…
Il avait l’air tellement scandalisé que Mélanie éclata de rire, découvrant avec délices que ce pouvait être très amusant de le faire tomber de ses hauteurs solennelles. Dûment renseignée par son amie Johanna qui se voulait une autorité en matière de vie parisienne, elle trouvait tout de suite la conversation bien plus divertissante :
— Si vous me dites comment cette jolie dame s’appelle, je vous dirai ce que c’est qu’une cocotte !
— Vous voulez connaître son nom ? Mais pour quoi faire ?
— Pour savoir si j’ai raison. Dites toujours !… à moins que vous l’ignoriez ?
— Non. Elle s’appelle Émilienne d’Alençon…, mais votre grand-père m’arracherait les oreilles avec ses dents s’il savait de quoi nous sommes en train de parler.
— Il aurait tort. S’il me considère d’âge à m’intéresser à la politique, je ne suis pas trop jeune pour comprendre de quoi Paris est composé. Je vous dirai donc – afin de remplir ma promesse – qu’une cocotte est une dame qui, en général, vit avec un monsieur sans être mariée, qui en reçoit beaucoup de cadeaux, surtout des bijoux, et quand le monsieur se marie ou qu’il n’a plus d’argent elle en cherche un autre. Voilà ! Quant à Mlle Émilienne d’Alençon…
— Vous n’allez tout de même pas me dire que vous la connaissez ?
— Bien sûr que non. Pourquoi vous aurais-je demandé son nom ? Mais elle est connue. Elle chante, je crois ?
Olivier Dherblay tira son mouchoir et s’essuya le front. Cette gamine débitait des énormités avec un regard d’ange et ne semblait même pas s’en douter.
— Je crois, oui… mais d’où, diable, tirez-vous tout cela ? D’après votre grand-père on vous a élevée avec une certaine sévérité et vous êtes très… protégée.
— En effet. Je n’ai qu’une amie mais il arrive que l’on parle dans les cours de récréation des écoles les plus huppées. Quant à moi, j’ai un oncle qui est très lancé dans le monde où l’on s’amuse et il m’est arrivé d’écouter à la porte du salon. C’était très divertissant… surtout lorsqu’il était question du prince de Galles et de Mlle Emilienne d’Alençon… ou d’autres. Maman riait beaucoup. Il est vrai que je ne saisissais pas toujours très bien pourquoi… Mais, je crois que nous arrivons ?
Le concierge, en effet, venait d’ouvrir le portail devant la voiture et Paulin apparaissait sur le perron. Mélanie se tourna vers son compagnon et lui décocha un rayonnant sourire :
— Merci de m’avoir accompagnée, Monsieur Dherblay. J’espère que vous me garderez le secret ?
— Je me vois mal rapportant notre conversation à votre grand-père mais… voulez-vous répondre à une question ?
— Pourquoi pas ?
— Vous aviez très envie de me choquer, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce qui peut vous faire croire cela ?
— Je n’ai pas l’impression de vous être très sympathique.
— Je ne vous connais pas assez… mais il est vrai que j’ai eu envie de savoir si vous étiez aussi ennuyeux que vous en aviez l’air…
Il sauta à terre et ôta son chapeau en lui tendant la main pour l’aider à descendre. Impossible de lire sur ce visage flegmatique si l’insolence de Mélanie l’avait touché. Lorsqu’elle mit pied à terre, il se contenta de demander :
— Et que concluez-vous ?
— Que… le chemin ne m’a pas paru long du tout. Au revoir, Monsieur Dherblay.
— Au revoir, Mademoiselle Mélanie.
Celle-ci était extrêmement satisfaite d’elle-même en regagnant sa chambre puis la salle d’études – en fait un petit salon sobrement agencé autour d’un bureau – où elle savait trouver Fräulein… Elle y était, en effet, brodant avec application son jeté de table. N’ayant pas envie de parler, Mélanie prit un livre et s’installa près d’elle.
Les jours qui suivirent lui parurent affreusement ternes car, la famille ayant décidé qu’elle n’avait plus besoin des cours de Mlle Désir, elle se sentit un peu désœuvrée. Son amie Johanna von Rellnitz n’était pas encore rentrée d’Autriche et, comme elle le lui annonçait dans une lettre, ne serait pas de retour avant la fin du mois « afin d’assister au bal de tes seize ans ». Albine sortait continuellement, sans sa fille. Celle-ci se trouva réduite à la seule compagnie de Fräulein et à celle, accessoire, de Mme Lucille quand elle allait essayer ses robes chez Paquin. Enfin, comble de détresse, le déjeuner du jeudi qui aurait dû mener Mélanie à Giverny se trouva brusquement annulé par suite d’un voyage impromptu de Grand-père en Hollande… et, de toute la semaine, Francis ne se présenta pas chez les dames Desprez-Martel.
Cette absence surprenante éveilla l’inquiétude de Mélanie. Elle eut beau se dire qu’il avait sans doute rejoint quelque château forestier pour la chasse, elle ne pouvait s’empêcher d’associer cette absence à l’entretien qui avait eu lieu entre son grand-père et sa mère et d’où celle-ci était sortie les yeux rougis.
Le Ciel eut sans doute pitié de la pauvre abandonnée car, un beau matin, l’oncle Hubert débarqua sans tambour ni trompette en annonçant qu’il s’invitait à déjeuner, et tout de suite la maison fut beaucoup plus gaie : ayant quitté Paris depuis plus de trois mois, il rapportait un plein sac d’histoires amusantes.