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Grâce à la fortune dont il avait hérité de sa mère et surtout à celle de sa marraine, une vieille fille avare qui lui offrait à Noël une boîte de chocolats et une pièce de un franc mais qui lui avait légué des millions à la stupeur générale, Hubert Desprez-Martel préférait de beaucoup la vie libre et joyeuse d’un célibataire riche, aimable, sportif et généreux, aux joies austères de la Bourse où il s’était bien juré de ne jamais mettre les pieds.

Toujours à la pointe du progrès, il s’était lancé, au début de juillet et au volant de sa De Dion-Bouton, dans la grande course automobile Paris-Vienne qu’il avait d’ailleurs achevée par le train, sa voiture ayant rendu l’âme en plein milieu de la Forêt-Noire. Laissant alors son mécanicien s’arranger du cadavre comme il l’entendait, Hubert s’était hâté de gagner Vienne afin de ne pas manquer, le 15 juillet, l’arrivée du vainqueur, Marcel Renault, au volant de sa quatre cylindres du même nom, et la grande soirée qui avait fêté l’événement.

Après maints détours, il ne faisait que toucher terre à Paris avant d’accepter une ou deux des nombreuses invitations pour la chasse qui l’attendaient dans son agréable appartement de la rue Jean-Goujon. On priait volontiers, en effet, ce célibataire aimable, distingué, amusant, riche et, de plus, excellent fusil. Néanmoins, avant de partir, Hubert tenait essentiellement à convaincre les frères Renault de lui vendre l’une de leurs voitures à quatre cylindres. Il tenait aussi à embrasser sa nièce à laquelle il portait une véritable affection qu’il lui témoignait en rapportant toujours, de ses voyages, quelque chose pour elle : des poupées en général ou de jolis objets. Cette fois, ce fut un charmant collier-de-chien en perles fines, or et corail rose accompagné du bracelet assorti qui fit se crisper d’envie la jolie bouche d’Albine.

— C’est trop joli pour une gamine, voyons !

— Pourquoi ? Elle aura un jour les bijoux de sa grand-mère qui sont bien autre chose mais, en attendant, le temps des poupées me paraît révolu et je crois le moment venu de parer un peu la jolie fille qu’elle est en train de devenir.

— Vous croyez ? murmura Mélanie.

— Est-ce que tu en douterais ? Tu n’es pas tout à fait terminée mais tu as des cheveux superbes, et je suis heureux de constater que tu te coiffes enfin de façon plus agréable ! D’autre part, tu as les plus beaux yeux du monde sans compter que ta petite figure n’est pas déplaisante du tout !

— Ne lui farcissez pas la tête, je vous en prie, Hubert ! minauda Albine. C’est encore une fillette et ce bijou si ravissant est un peu… prématuré.

— J’espère tout de même qu’elle le portera pour le bal de ses seize ans. Je sais qu’une mère ne voit pas grandir sa fille mais il est temps, je crois, ma chère Albine, que vous vous rendiez à l’évidence : à quel âge vous êtes-vous mariée ?

— J’avais seize ans, vous le savez bien, fit-elle nerveusement.

— Donc j’ai raison ! Et nous allons veiller à ton épanouissement, ma jolie, ajouta-t-il en se tournant vers sa nièce.

Décidément, Mélanie aimait beaucoup son oncle Hubert et elle fut transportée de joie quand il lui proposa de l’emmener, le lendemain matin, faire une promenade à bicyclette au bois de Boulogne.

Cette bicyclette dont la pratique devenait à la mode, il la lui avait offerte peu avant les vacances et lui avait appris à s’en servir, mais, comme il était parti peu après pour son raid sur Vienne, Mélanie n’en avait guère usé que pour de mélancoliques tours de jardin. Sa mère ne lui avait pas permis d’emporter à Dinard son petit cheval de fer sous prétexte qu’il n’y aurait personne pour l’accompagner et qu’elle jugeait cet exercice infiniment disgracieux. Elle était elle-même trop peureuse pour se risquer sur cette machine et ne lui montrait tant d’animosité que parce qu’elle déplorait secrètement de ne pouvoir porter ces amusantes culottes bouffantes dont s’habillaient jeunes filles et jeunes femmes et qui leur permettaient de montrer leurs jambes.

Le lendemain, donc, revêtue du costume en question qu’elle devait bien entendu à la générosité d’Hubert, Mélanie pédalait joyeusement aux côtés de son oncle dans l’allée des Acacias. La promenade était charmante et le temps délicieux. Un soleil encore tiède frisait les frondaisons dont le vert tendre jaunissait doucement et, sur le grand lac, les canards et les cygnes voguaient avec dignité, les uns suivis d’une nichée encore inexpérimentée, les autres dans leur blancheur souveraine. Mélanie goûtait pleinement le plaisir de filer rapidement sur l’allée sablée, le corps bien droit et le canotier enfoncé jusqu’aux yeux. L’oncle Hubert roulait un peu en retrait pour protéger sa nièce des rencontres peu souhaitables mais il prenait grand soin de sa direction car, bien souvent, il lui fallait soulever son chapeau pour saluer une cavalière ou une autre cycliste de ses amies.

Il y avait assez peu de monde dans la grande allée qui, l’après-midi, s’encombrerait d’équipages élégants ; de calèches où des femmes ravissantes étaleraient l’extravagance de leurs chapeaux emplumés, leurs fourrures précieuses piquées de fleurs rares et la grâce un peu mystérieuse de leurs visages voilés de tulle ou de mousseline légère sous lesquels luisaient doucement les sautoirs d’or entrecoupés de perles, de turquoises et d’émaux translucides ; les diamants et autres pierres étincelantes étaient réservés à la soirée. Seuls quelques cavaliers, en tenue à l’anglaise, venus pour le plaisir du galop, et d’autres amateurs de bicyclette croisaient les deux promeneurs, mais bien rares étaient ceux qui les dépassaient car Mélanie se donnait tout entière à ce sport qu’elle aimait.

Soudain, elle ralentit et même freina si brusquement qu’Hubert, occupé à suivre des yeux une charmante silhouette, faillit lui tomber dessus :

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?

De sa main gantée de suède blanc elle désigna un landau qui venait de tourner dans une allée transversale suivi d’un cavalier qu’elle aurait reconnu entre mille :

— Cette voiture c’est celle de ma mère, celle dont elle se sert pour ses courses matinales. Quand elle en fait !…

— Tu en es sûre ?

— Voyons, mon oncle, je connais tout de même les voitures de la maison. Quant à ce cavalier…

— Tu le connais aussi ?

— Oui. C’est le marquis de Varennes !

— Le beau Francis ? Eh bien, pour une sauvageonne tu me parais très au fait des notabilités parisiennes ! D’où le connais-tu ?

— De Dinard. C’est un ami de notre voisine Mrs. Hugues-Hallets… et il est devenu celui de ma mère.

— Vraiment ?

Hubert ne riait plus et même un pli de contrariété se dessinait sous sa moustache blonde et légère comme de la soie floche. Un moment, lui et sa nièce suivirent du regard l’attelage et le cheval qui s’effaçaient peu à peu derrière le rideau toujours plus dense des arbres. Puis le regard du jeune homme revint au visage de sa compagne et, le voyant tendu, presque crispé, il fronça les sourcils mais ne fit aucune remarque. Il devina qu’il y avait là un petit drame auquel il était tout à fait étranger. Pour voir ce que Mélanie allait dire, il s’écria avec une gaieté qu’un connaisseur eût jugée un peu fausse :

— Eh bien, enfourchons nos montures et courons-leur après, pour leur faire une surprise !

— Non, fit-elle sans cesser de fixer l’endroit où l’attelage et son suiveur avaient disparu. Je crois que j’aimerais mieux rentrer à la maison.

— Déjà ? Et ce chocolat que nous devions prendre à la Grande Cascade ?