— Ce sera pour une autre fois. Ne m’en veuillez pas, oncle Hubert, mais je préfère vraiment que nous retournions.
— Comme tu voudras…
Le retour fut silencieux. Chacun restait enfermé dans ses pensées. Sans trop savoir pourquoi, Mélanie se sentait tout à coup pleine de chagrin : si innocente qu’elle la supposât, la conduite de sa mère depuis la première visite de Francis à la villa « Morgane » ne pouvait avoir pour elle qu’une seule signification : Albine et le beau marquis de Varennes s’aimaient et d’autant plus qu’ils en arrivaient à se cacher. Sans doute pour se soustraire à la colère de Grand-père. Tout était clair à présent et bien qu’elle sût n’avoir aucun droit, même minime, sur le jeune homme, Mélanie souffrait tellement qu’elle décida, à son tour, d’avoir un entretien avec Albine.
Aussi, à peine rentrée à la maison, elle alla s’installer dans le boudoir de la jeune femme où Lucie, l’une des filles de service, était en train d’allumer du feu dans la cheminée de marbre turquin.
Mélanie n’aimait pas cette pièce vouée tout entière à la beauté de sa mère. Son nouveau parfum « Duchesse de Parme » y régnait en maître sur les nombreux miroirs, les fauteuils capitonnés et les rideaux d’épais velours du même bleu que la cheminée dont la teinte foncée faisait ressortir une charmante chaise longue lilas clair, les grands bouquets de roses disposés sur plusieurs meubles et, bien entendu, la blondeur de la maîtresse de maison lorsqu’elle s’y détendait dans les robes nuageuses et les soies évanescentes qu’elle aimait à porter dans l’intimité. Cette fois, la jeune fille eut la bizarre impression qu’elle se trouvait dans le repaire d’une ennemie et sa résolution s’en trouva confortée. En dépit de l’étonnement timide de la jeune Lucie et des objurgations inquiètes de Fräulein, elle refusa de vider les lieux avec une détermination qui les impressionna.
Il lui fallut attendre une grande heure avant que Mme Desprez-Martel, en petit tailleur de drap gris nuage sous une étole et un manchon de vison naturel piqués chacun d’un bouquet de violettes de Parme, ne fît une apparition, réussie comme d’habitude, dans le frou-frou de ses jupons soyeux. Avec amertume Mélanie se demanda si l’âge aurait prise un jour sur ce joli visage, sur ce teint de pêche et sur ces cheveux dorés toujours si artistement coiffés… Pourtant, à mieux la regarder, elle crut s’apercevoir que, sous le tulle épais de la voilette, Albine semblait pâle. Ses traits un peu tirés décelaient-ils un souci ?
On avait dû l’avertir de la présence de sa fille car elle ne montra aucune surprise. Seulement de la colère.
— Que fais-tu là, Mélanie ? Je n’aime pas que tu t’installes chez moi. Fais-moi le plaisir de rentrer dans ta chambre et laisse-moi me reposer ! Je me sens un peu lasse…
— C’est votre promenade au Bois qui vous a fatiguée ? demanda la jeune fille sans bouger. Ou bien est-ce cet entretien que vous avez eu avec M. de Varennes ? Entretien si secret qu’il vous fallait les profondeurs du Bois.
— Comment sais-tu cela ? Tu m’espionnes à présent ?
— Nullement. Oncle Hubert et moi nous promenions à bicyclette dans l’allée des Acacias quand j’ai reconnu votre petit landau. Le marquis vous suivait à cheval et nous vous avons vus disparaître.
— Et alors ? En quoi mes actes te regardent-ils ? Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de me promener avec un ami ?… Je t’ai déjà dit de t’en aller !
— Pas avant que vous n’ayez répondu à une question.
— Des questions ? De toi à moi ? fit Albine avec un dédain qui souffleta Mélanie.
Celle-ci se raidit puis lança :
— Une seule ! Qu’y a-t-il au juste entre vous et M. de Varennes ?
La gifle assenée avec fureur lui fit mal car le chaton d’une des bagues lui griffa légèrement la joue mais ne l’atteignit pas moralement, bien au contraire. Cette soudaine violence était une preuve de faiblesse qu’elle traduisit aussitôt :
— Ce n’est pas une réponse, sinon la preuve que je vous ai touchée. Est-ce si difficile, ajouta-t-elle douloureusement, comme si chacun des mots créait l’évidence, d’avouer que vous aimez le marquis et… qu’il vous aime ?
Tournant le dos à sa fille, Albine fit toute une affaire d’enlever les longues épingles à tête de perle qui retenaient sa toque et la déposa devant elle, sur une console. Elle laissa traîner un instant le silence comme si elle cherchait ses mots et voulait retarder l’instant de les prononcer.
Puis, finalement, elle se retourna et fit face à sa fille en s’adossant à la tablette de marbre.
— Tu es folle !… Si tu veux tout savoir, c’est de toi que nous avons parlé… loin des oreilles indiscrètes.
— De moi ? exhala Mélanie abasourdie. Mais pourquoi tant de secret ?
— Parce qu’il s’agit d’une chose un peu délicate. Francis… je veux dire M. de Varennes, s’inquiète de savoir comment ton grand-père recevrait sa… demande en mariage. Il désire t’épouser.
Puis, comme si elle venait de fournir un effort inouï, elle s’enfuit dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle avec violence.
Chapitre IV
PERLES ROSES ET NUAGE NOIR…
En se retrouvant, le jeudi suivant, dans la voiture qui l’emmenait chez son grand-père, Mélanie éprouvait l’impression étrange d’avoir vieilli de dix ans. Cela tenait surtout à la mission tout à fait inhabituelle dont l’inconscience de sa mère, sa lâcheté aussi l’avaient investie.
Après avoir jeté au visage de sa fille la demande en mariage de Francis comme elle lui eût déclaré la guerre, Albine s’était enfermée chez elle durant vingt-quatre heures sans accepter de recevoir qui que ce soit, et ce fut seulement le surlendemain que Mélanie la retrouva devant le thé du petit déjeuner.
Enveloppée de crêpe de Chine et de marabouts mauves, Albine avait le teint plombé et les yeux battus. Elle ne répondit pas au bonjour de Mélanie mais lui versa une tasse de thé avant d’allumer une cigarette, geste tout à fait inhabituel à cette heure du jour. Sa main tremblait d’ailleurs en approchant la flamme du mince rouleau de tabac. Puis, sans transition, elle demanda :
— As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ? Que penses-tu de cette demande en mariage ?
— Dois-je vraiment en penser quelque chose ? Il est rare que, dans notre monde, on demande à une fille son opinion. C’est à vous et à mon grand-père de faire connaître votre décision.
— Nous n’en sommes pas là. Ce que je veux savoir c’est si tu as… envie de l’épouser ?
En face de ce regard un peu égaré qui scrutait son visage, la jeune fille se sentit soudain mal à l’aise. L’appétit coupé, elle repoussa la tartine qu’elle venait de beurrer et toussota pour s’éclaircir la voix avec la sensation qu’elle n’arriverait plus jamais à émettre un son. Néanmoins elle s’entendit répondre :
— Comment savoir si l’on, a envie d’épouser quelqu’un que l’on connaît à peine ? Je…
— Cela suffit pour aimer et je suis sûre que c’est le cas, sinon tu n’aurais jamais eu l’insolence de m’interroger comme tu l’as fait l’autre jour… Allons ! réponds ! L’aimes-tu ?
L’agressivité du ton fouetta le sang de Mélanie qui rougit mais se redressa pour mieux faire face à ce combat inattendu.
— Avant de vous répondre je voudrais savoir quelque chose : pourquoi M. de Varennes désire-t-il m’épouser ? Parce qu’il m’aime ou bien parce que je suis riche ?
— Tu n’es pas riche mais tu le seras un jour et beaucoup si ton grand-père le veut bien. Tu… plais au marquis. C’est inattendu car il est difficile mais c’est ainsi. À présent, reste à convaincre ton grand-père si tu désires devenir marquise de Varennes !… Un bien beau nom, songes-y ! Un joli titre aussi…