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Sur un signe discret, les valets disparurent emportant les couverts usagés. Desprez-Martel regarda son vieux maître d’hôtel qui, avec une immense dignité, en disposait de nouveaux en attendant que le plat suivant fît son apparition. Il apprécia sans doute cette concession qu’il lui faisait en servant lui-même mais cela marquait aussi le privilège d’un ancien serviteur pouvant, à bon droit, se considérer comme de la famille. Alors, il reprit sa place à table mais ne regarda pas sa petite-fille. Ses yeux chargés de nuées d’orage plongeaient dans le surtout de vermeil d’où jaillissaient harmonieusement de petits iris foncés mêlés à des roses pâles et à un superbe feuillage roux. Sans cesser de le fixer, il prit son verre qu’il vida d’un trait, puis alors seulement tourna son regard vers Mélanie.

— Ta mère prétend que tu aimes cet homme. Est-ce vrai ?

— Oui… Pardonnez-moi si…

— Ne t’excuse pas ! Nul n’est maître de son cœur. Je ne te cache pas que j’avais formé pour toi d’autres projets et que ce jeune marquis, si beau que soit son nom, ne me séduit pas vraiment.

— Cela vient peut-être de ce que vous ne le connaissez pas, Grand-père.

— Toi non plus, il me semble ? Certes, à première vue, c’est un parti sortable car avec lui tu évoluerais dans la haute société. En outre, ta mère prétend qu’il n’est pas sans fortune mais toi, et je crois bien te connaître à présent, tu es quelqu’un de simple et je te vois mal transformée en grande mondaine comme ta mère. Ce serait d’ailleurs un peu dommage. Enfin, ce qui me gêne c’est cette hâte ! S’il t’aime vraiment il peut attendre un an ou deux ? Ou bien es-tu si pressée toi-même ?

— Ne croyez pas cela Grand-père ! Je l’aime de tout mon cœur, bien sûr, mais il me semble que nous pourrions avoir des fiançailles de quelques mois…

— Je le crois moi aussi.

— Alors… vous n’êtes pas vraiment hostile à ce mariage ?

— Je te dirai cela quand j’aurai eu, avec ton prétendant, un entretien sérieux. Tu diras à ta mère qu’il m’écrive.

Lorsque Mélanie l’eut quitté, le vieux Timothée resta un long moment debout, les mains dans les poches, devant l’une des fenêtres du salon à regarder le portail par où sa voiture venait de disparaître, emmenant sa petite-fille. La colère qui l’avait jeté tout à l’heure sur le téléphone pour attaquer Albine sans perdre une seconde se dissipait lentement mais elle avait du mal à lâcher prise. Il venait de découvrir qui était au juste sa belle-fille. Il l’avait toujours considérée jusque-là comme une tête sans cervelle, une jolie femme frivole, coquette, égoïste et peu intelligente, mais il n’avait jamais mesuré sa ruse. Elle avait presque des larmes dans la voix, tout à l’heure, pour défendre « le grand amour » de sa petite Mélanie et la tendresse spontanée que l’enfant avait su inspirer à un garçon qui, cependant, pouvait choisir entre beaucoup d’autres partis brillants. Pourtant ce même homme était son amant lui, Desprez-Martel, en avait la certitude – et un amant qu’elle aimait sans doute autant qu’elle en était capable. Alors pourquoi vouloir qu’il épouse Mélanie ? Pour empêcher que suivant l’exemple de Boni de Castellane, il partît pour l’Amérique y chercher une « consolante » héritière ? En ce cas ce serait pour être certaine de le garder auprès d’elle ? Et de quelle déception l’enfant n’aurait-elle pas à souffrir ?

Heureusement, il était là pour veiller au grain, et l’imprudent qui osait prétendre devenir son petit-gendre et par la même occasion l’héritier de la majeure partie de sa fortune allait devoir montrer patte plus que blanche : immaculée !

À son retour rue Saint-Dominique, Mélanie fut à peine surprise d’y trouver Francis. Elle avait reconnu, dans la cour, son élégant équipage, ce qui lui avait permis de se préparer à le rencontrer. Il l’attendait en compagnie d’Albine dans le petit salon où une belle harpe du siècle précédent servait, à sa coquette mère, de prétexte à des attitudes pleines de grâce. Bien qu’elle ne fût pas musicienne, il lui arrivait d’en effleurer les cordes sous les cris charmés de ses admirateurs, et elle aimait alors à évoquer Mme de Genlis dont le fantôme devait bien se trouver encore quelque part dans la maison ou, mieux encore, Mme Récamier qui avait habité le quartier.

Ce jour-là, néanmoins, Albine n’avait pas envie de prendre des poses. Assise auprès de la cheminée sur un petit fauteuil bas, elle s’entretenait à mi-voix avec le marquis adossé au pilastre de marbre blanc mais, quand la jeune fille entra, elle se leva et vint vers elle tandis que le jeune homme rectifiait machinalement ce que son attitude pouvait avoir de trop nonchalant.

Sans se soucier de sa mère, Mélanie alla droit vers lui :

— Mon grand-père souhaiterait, Monsieur, vous rencontrer un jour prochain. Il désire que vous lui écriviez pour prendre rendez-vous.

— Ne puis-je lui téléphoner ? Ce serait plus rapide.

— C’est un homme d’un autre âge où le téléphone n’existait pas. Je crois qu’il lui trouve quelque chose de trop impersonnel et même de trop familier. Aussi a-t-il dit : écrire. Et moi je ne saurais vous dire autre chose.

— C’est inconcevable ! s’écria Albine de ce ton plein d’accents circonflexes qu’elle prenait volontiers dans les grandes occasions. Pourquoi tout compliquer ? Notre ami, lui aussi, est un homme occupé et je ne comprends pas…

Avec une gentillesse qui fit fondre le cœur de Mélanie, Francis prit la main de sa future belle-mère, y posa un baiser léger puis demanda avec assez de fermeté pour que l’on n’eût pas envie de lui refuser :

— Accordez-moi, chère amie, la grâce de quelques instants d’entretien avec votre fille. Il est grand temps, je crois, que nous parlions un peu tous les deux avant que je ne rentre écrire cette lettre qui me semble au fond tout à fait naturelle. Il est vrai que le téléphone, s’il est fort commode, est une habitude peu respectueuse.

Visiblement, Albine n’avait aucune envie de s’éloigner. Au lieu de gagner la porte, elle se découvrit un urgent besoin de redresser, dans un vase, de grands chrysanthèmes japonais d’un joyeux jaune citron qui n’en avaient aucun besoin.

— Je vous en prie ! insista Francis devant cette évidente mauvaise volonté. Ce qui lui valut un sourire enjôleur :

— N’en prenez-vous pas un peu à votre aise avec les convenances, cher ami ? Il me semble que pour une première entrevue la présence d’une mère est nécessaire. Mélanie est si jeune…

— Vous auriez entièrement raison si cette entrevue, comme vous dites, était la première mais je vous rappelle que nous avons fait connaissance un soir d’orage, il y aura bientôt deux mois, dans le jardin de Mrs. Hugues-Hallets et que, si je portais pour la circonstance un habit fort correct, Mademoiselle votre fille était en chemise de nuit, ayant laissé le châle de la cuisinière accroché à l’arbre d’où elle tombait. Nous sommes donc de vieilles connaissances…

Mélanie ne put s’empêcher de rire tandis que le jeune homme poussait doucement sa mère vers la porte. Elle éprouvait soudain une grande joie de ce tête-à-tête qu’il réclamait avec tant de fermeté, un tête-à-tête qui allait être le prélude à beaucoup d’autres, et elle commençait à penser que ce serait sans doute délicieux de passer sa vie entière avec un compagnon si charmant mais aussi très amusant…

Lorsque Albine eut enfin disparu, il revint prendre Mélanie par la main, la fit asseoir sur le siège abandonné par sa mère et, attirant un coussin, s’assit en tailleur à ses pieds sans se soucier de déranger le pli impeccable de son pantalon :

— Causons à présent ! fit-il en levant vers elle son regard sombre tout pétillant de gaieté. Et d’abord, dites-moi vite si j’ai quelque chance d’être agréé par Monsieur Desprez-Martel ? La dernière et la seule fois que nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas eu l’impression de lui avoir été fort sympathique.