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Sachant qu’elle ne fermerait pas l’œil tant qu’elle n’aurait pas au moins tenté quelque chose pour défendre son bonheur, elle sauta à bas de son lit, courut au petit secrétaire installé devant l’une des fenêtres de sa chambre, prit une feuille de papier, une plume, de l’encre et une enveloppe puis, après avoir réfléchi un instant, écrivit tout d’une traite :

« Cher Grand-père, “Il” va vous demander audience. Je vous en supplie, ne lui dites pas “non” afin de ne pas rendre trop malheureuse votre petite Mélanie qui vous aime tellement ! »

Elle plia le billet sans le relire, le glissa dans l’enveloppe qu’elle ferma, l’adressa « à Monsieur Timothée Desprez-Martel en son hôtel avenue des Champs-Élysées » et enfin sonna Léonie pour lui demander d’envoyer sur l’heure un valet de pied porter ce message à son grand-père. Après quoi, ne sachant plus que faire, elle alla trouver Fräulein pour se plaindre d’un violent mal de tête et lui dire qu’elle souhaitait se coucher tout de suite :

— Sans dîner ? s’inquiéta celle-ci, pour qui sauter un repas représentait le signe avant-coureur d’une maladie grave, sauf lorsqu’elle était aux prises avec le mal de mer.

— On mange toujours trop chez Grand-père ! Je serais incapable de manger quoi que ce soit.

— Alors couchez-vous ! Je vous apporterai une tisane de verveine.

Mais lorsqu’elle entra chez son élève avec un petit plateau où fumait un bol grand comme un abreuvoir, elle trouva Mélanie endormie et souriant dans son sommeil à des rêves qui n’avaient certainement rien à voir avec les affres de la migraine.

Pour se payer de sa peine, Fräulein, qui n’aimait pas laisser perdre la nourriture, rentra chez elle, ajouta trois grosses cuillerées de miel à la verveine et, se carrant dans son fauteuil, entreprit de la déguster en poussant quelques soupirs attendris car elle pensait que le jour était peut-être proche où elle pourrait épouser enfin son glorieux fiancé et, le soir venu, au coin du feu de leur salon, lui apporter des tisanes comme celle-là, en y ajoutant un doigt de schnaps pour les rendre encore plus réconfortantes…

Quatre jours plus tard, Albine était invitée par son beau-père à se rendre auprès de lui pour recevoir, ensemble, la demande officielle du marquis de Varennes qui leur serait présentée par son seul parent mâle encore vivant, le vieux vicomte de Resson. Timothée Desprez-Martel avait consenti au mariage sous une condition formelle : les fiançailles seraient célébrées rapidement mais le mariage n’aurait lieu qu’un an après.

— Un an ? fit Mélanie. Est-ce que ce n’est pas un peu long ? Il me semblait que cinq ou six mois ?…

— Ton grand-père ne veut pas entendre parler d’une date plus rapprochée, expliqua Albine. C’est déjà une chance qu’il ait accepté ! Je m’attendais à un refus pur et simple.

— Pas moi, sourit Mélanie, mais j’espère que je serai bientôt fiancée.

— Dans trois semaines. Au lieu du bal prévu pour ton anniversaire, tu te contenteras de la petite cérémonie habituelle mais, huit jours après, il y aura ta soirée de fiançailles !

La déception fut vite effacée. Ces fiançailles un peu longuettes n’étaient pas vraiment pour déplaire à Mélanie. Elle verrait Francis tous les jours selon la tradition et ce serait une vraie joie de faire, en sa compagnie quoique, bien sûr, en présence de sa mère, ou de son grand-père – ce qui serait fort étonnant ! –, ou encore de l’oncle Hubert, l’apprentissage de cette vie de la haute société où son mariage allait la faire entrer, cette aristocratie de vieille souche dans laquelle sa mère elle-même n’avait pas toujours accès. Non qu’en digne fille de son père elle fût entichée de titres, mais celui de marquise avait un parfum particulier : celui d’un XVIIIe siècle exquis et raffiné, celui des robes Watteau, des grands « paniers » soyeux de la Reine-bergère, de la poudre à la Maréchale. Et comme cette grâce s’attachait au nom de son fiancé, ce serait tout simplement merveilleux !

Ce le fut déjà de raconter son bonheur à son amie Johanna enfin reparue après avoir assisté chez les Kinsky au premier grand bal de la saison viennoise où son carnet de bal avait été trop petit pour contenir les noms de tous ceux qui souhaitaient danser avec elle. Mais si Mélanie avait pensé apprendre la nouvelle à son amie, elle se trompait car Johanna, tout juste débarquée de l’Orient-Express, était déjà au courant :

— Tu ne te rends pas compte, s’écria-t-elle. C’est l’événement du jour : la noblesse acquiert une nouvelle grande fortune et quand on connaît les idées de ton grand-père, on s’étonne avec quelque raison… d’autant que tu épouses l’un des hommes les plus séduisants qui soient !

— Oh, j’imagine très bien ! soupira Mélanie un peu amère. On s’étonne surtout parce que je suis loin d’être aussi belle que lui.

— Ne sois pas stupide ! Tu as changé, tu sais ? Et moi je te trouve tout à fait charmante…

— Je te remercie mais cela n’empêchera pas les mauvaises langues de dire que l’on m’épouse pour ma dot.

— Pas vraiment car on connaît M. Desprez-Martel et sa réputation de redoutable homme d’affaires. On peut lui faire confiance pour que ton contrat soit rédigé de façon qu’il soit impossible à ton époux de te ruiner, en admettant qu’il en ait jamais l’intention, et, de toute façon, le beau Francis en a pour un an à faire la preuve de son amour. S’il a accepté c’est déjà un bon point. Tu te rends compte ? Un an de bouquets quotidiens ! Et pas achetés au marché ! Si tu y ajoutes la bague de fiançailles, les menus cadeaux et la corbeille de mariage, il y a déjà de quoi faire un joli trou dans ses finances !

Mélanie se mit à rire :

— Tu sais que je plains celui qui demandera ta main ? Tu comptes comme un vieil usurier. Ce n’est pas pour recevoir tant de cadeaux que je me marie. C’est parce que j’aime Francis.

— Sans doute, sans doute, mais ce n’est tout de même pas désagréable à recevoir, non ? Pour moi, le temps des fiançailles est ce qu’il y a de plus merveilleux. Alors profites-en bien !

Mélanie ne demandait que cela.

Le mercredi 5 novembre, l’oncle Hubert emmena la future fiancée et sa mère avenue des Champs-Élysées dans le magnifique landau attelé de deux irlandais à la robe lustrée et harnachés à l’anglaise que l’on sortait pour les grandes circonstances. Un dîner intime devait y réunir les futurs époux et leur famille immédiate (ce qui ne faisait pas beaucoup de monde) avant la soirée fatidique où se presserait une bonne partie du Tout-Paris. L’hôtel Desprez-Martel était illuminé depuis les soupiraux du sous-sol jusqu’aux girouettes sur ses toits et une double file de valets de pied en perruque poudrée et habits à la française – velours vert galonné d’argent et culotte de panne blanche – formait une haie d’honneur jusqu’à l’étage des salons. Éberluée, Mélanie n’arrivait pas à reconnaître la pompeuse demeure, un brin sinistre, où elle avait passé tant d’heures ennuyeuses. Une multitude de candélabres éclairaient a giorno l’enfilade des pièces de réception dont les meublés raides avaient été dépouillés de leurs housses grises à cordons blancs. Partout des fleurs blanches et, sur toute la longueur du grand salon, un somptueux buffet s’étirait interminablement, embaumé par les corbeilles de fleurs et ennuagé de tulle. Une multitude de petites chaises dorées, louées chez Catillon, remplaçaient les solennels fauteuils Louis XIV qui tenaient habituellement compagnie à des chaises gothiques, nées sous Napoléon III et bourrées de sinistres coussins de tapisserie, qui meublaient habituellement la pièce maîtresse de l’hôtel. Tout cela accueillerait tout à l’heure les invités du bal mais, en attendant, Soames dirigea « ces dames » vers le jardin d’hiver où le vieux Timothée, en habit, les attendait.