Albine rayonnait littéralement dans la ravissante robe perlée qu’elle avait achetée chez Paquin. Deux crosses de paradis rose la coiffaient superbement. Elle précédait sa fille vêtue de cette fameuse robe blanche que celle-ci n’aimait pas et faisait penser à quelque conquérant traînant sur son char une jeune captive. Elle triomphait même si visiblement que Mélanie en vint à se demander si cette fête était donnée en son honneur ou en celui de sa mère.
Apparemment, Grand-père se posa la même question car lorsque sa belle-fille s’écarta pour laisser la fiancée l’embrasser il fronça les sourcils :
— Ne me dites pas, fit-il sèchement, que cette robe est celle que vous avez, « sur mon ordre », fait faire à ma petite-fille pour le bal de ses seize ans ?
— Mais, Père, c’est une robe ravissante ! Le tout dernier modèle de la maison Paquin et tout à fait ce qu’il convient pour les fiançailles d’une jeune vierge…
— Cela conviendrait peut-être si on l’étendait sur un autel pour lui couper la gorge. Je gage d’ailleurs que cette très jolie chose que vous portez a été achetée le même jour ?
— Père ! bêla Albine devenue ponceau. Je suis une jeune femme et j’ai le droit de m’habiller selon mon âge !
— Vous avez tous les droits, sauf quand c’est moi qui paie. Cette robe s’est trompée d’épaules mais nous allons arranger cela. Viens avec moi, Mélanie !
Traînant la jeune fille après lui, le vieil homme, après avoir ordonné que « Mme Duruy » vienne le rejoindre à la lingerie, gagna à vive allure le troisième étage où ladite Mme Duruy l’attendait déjà.
Sous le simple patronyme d’Ernestine, celle-ci avait été la femme de chambre privée de Chère Bonne-Maman. Elle avait passé presque toute sa vie auprès d’elle mais, depuis sa mort, elle avait monté en grade : Grand-père l’avait débarrassée de ses tabliers de mousseline amidonnée en lui confiant les clefs des armoires et le gouvernement du personnel féminin de la maison. Depuis ce jour, Ernestine était devenue Mme Duruy et elle occupait, efficace et discrète, un rang approximativement égal à celui de Soames. Ce fut devant elle que Grand-père vint planter Mélanie :
— Regardez-moi ça et dites-moi, bien sincèrement, de quoi cette enfant a l’air ?
— Certainement pas de la fiancée dont tout Paris parlera demain. Ou alors pas dans le sens que nous espérons. Ceci est une toilette pour une prise de voile dans quelque couvent… mais je crois que cela peut s’arranger car cette robe est bien coupée. Le malheur c’est qu’on en a trop fait !
— Une demi-heure vous suffirait ?
— Avec un peu d’aide ? je crois !
— Parfait ! Pendant ce temps je vais chercher quelque chose pour rehausser tout cela !
Un instant plus tard, Mélanie, enveloppée d’un peignoir de bain, regardait, depuis le haut tabouret de repasseuse où on l’avait assise, Mme Duruy et une escouade de femmes de chambre mettre sa robe en pièces ou peu s’en fallait. Bientôt, sous les ciseaux agiles, tous les ornements superflus jonchèrent le parquet. Le décolleté carré, modeste cependant, fut débarrassé de la guimpe baleinée qui étirait jusqu’aux oreilles une dentelle épaisse et amidonnée. Après quoi Mélanie fut invitée à passer le produit ainsi obtenu. La robe de soie blanche était méconnaissable. Plus de pompons, plus de petits nœuds, plus de bouillonnés. Seuls les entre-deux de dentelle demeuraient parce qu’on ne pouvait vraiment pas se passer d’eux. Serré à la taille par un large ruban de satin, l’ensemble était d’une simplicité qui convenait à Mélanie mais, cette fois, c’était tout de même un peu trop simple…
Mme Duruy contemplait son œuvre d’un œil critique lorsque Grand-père reparut armé d’un grand écrin de cuir bleu. Derrière lui trottait une soubrette portant dans une corbeille un petit bouquet de roses pâles qu’elle épingla à la taille de la jeune fille.
— Ferme les yeux ! ordonna Grand-père.
Sur son cou, Mélanie sentit glisser des choses douces et un peu froides cependant que des chuchotements s’élevaient autour d’elle et que des mains légères s’activaient dans ses cheveux. Elle entendit Mme Duruy rire doucement :
— Cela change tout, en vérité !
Incapable de se contenir plus longtemps, Mélanie ouvrit les yeux et ne se reconnut pas. Cinq rangs de perles roses d’une nuance exquise piquetées de petits diamants enserraient son long cou mince et semblaient donner naissance aux sautoirs qu’un bouquet des mêmes précieux joyaux retenait à la ceinture en se mêlant aux fleurs. Dans ses cheveux soyeux que l’on avait relevés, un autre fil de perles et de menus diamants jouaient à cache-cache. L’effet était saisissant et les yeux de Mélanie se mirent à briller comme deux étoiles.
— Est-ce que ce sont… les fameuses perles de Grand-mère, celles dont Mère…
— … brûle de se parer depuis longtemps mais elles ne lui appartiendront jamais. C’est à toi que je les donne : elles seront mon cadeau de fiançailles. Tu auras les autres bijoux quand tu te marieras.
Très émue et très heureuse à la pensée que Francis allait peut-être enfin la trouver belle, Mélanie embrassa le vieil homme qui arrondit son bras pour le lui offrir :
— Tu es jolie comme un cœur ! déclara-t-il avec fierté. Allons voir à présent ce que ta mère va en penser, ajouta-t-il avec un petit rire traduisant bien le plaisir qu’il se promettait.
Il fut comblé au-delà de ses espérances. Le rayonnement frivole d’Albine s’éteignit comme une chandelle que l’on souffle, et durant tout le dîner elle ne fit entendre que deux ou trois paroles. Ses yeux ne quittaient son assiette que pour se poser avec une sombre avidité qu’elle ne parvenait pas à déguiser sur la gorge de sa fille, et elle ne prit aucune part à la conversation dont se chargèrent volontiers l’oncle Hubert et, surtout, les cousins du fiancé, le vicomte et la vicomtesse de Resson qui se tenaient tellement au fait de ce qui se passait autour d’eux qu’ils auraient pu, à eux deux, fournir la matière pour un journal. Lui, long visage maigre enrichi d’une moustache blanche à la François-Joseph et d’un monocle dont le mince ruban de soie noire lui barrait une joue, était un ancien diplomate. Passionné, bien sûr, par la politique, il discourut sur les tout récents accords, secrets en principe, qui venaient d’être signés entre la France et l’Italie pour une neutralité réciproque au Maroc et en Tripolitaine. Elle, petite femme mince aux cheveux argentés admirablement bien coiffés, était enrobée de Chantilly noire et offrait, sur une poitrine outrageusement remontée par le corset, une batterie d’émeraudes assez belles pour avoir retenu un instant l’attention d’Albine. Sa spécialité à elle c’étaient les potins mondains, les remous que suscitait la prochaine inauguration de la statue de Balzac – « On dit que Rodin l’a sculpté tout nu ! N’est-ce pas une horreur » –, la dernière brouille conjugale entre Boni de Castellane et son « petit pruneau américain », le grand bal paré chez les Fauchier-Magnan et surtout le duel qui avait opposé la veille même le marquis de Dion, député royaliste, à son collègue socialiste M. Gérault-Richard, qui s’en tirait avec une égratignure au bras droit. Incorrigible bavarde, elle tenta bien de revenir sur l’éclatant divorce qui avait eu lieu au printemps dernier entre le prince Albert de Monaco et sa seconde épouse Alice Heine, d’origine américaine et veuve du duc de Richelieu, mais, Hubert lui ayant fait remarquer en riant que ce n’était peut-être pas une bonne idée de parler divorce à un dîner de fiançailles, elle lui donna raison avec une parfaite bonne humeur et embraya aussitôt sur les dernières excentricités de Mme Sarah Bernhardt.