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Huit jours plus tard, Timothée Desprez-Martel, qui se rendait à Zurich pour affaires, disparaissait sans laisser de traces. La douane suisse, au passage de la frontière, put seulement constater que son sleeping était vide, dans un ordre parfait… et qu’il restait introuvable. Durant les semaines qui suivirent, les efforts conjugués des polices française et helvétique s’avérèrent inopérants bien que le déjà célèbre savant, Alphonse Bertillon, l’homme de l’anthropométrie criminelle et des empreintes digitales, eût passé le compartiment au peigne fin.

Les journaux s’en donnèrent à cœur joie cependant que les salons bouillonnaient dans l’attente quotidienne du Figaro, du Gaulois, de L’Intransigeant, du Matin, de La Croix, du Soleil et surtout, mais discrètement, du Petit Parisien dont les écho tiers et reporters faisaient preuve d’une brillante imagination. On racontait que le financier avait été envoyé secrètement par le président Loubet pour négocier un emprunt auprès des banques suisses. Aussi reparlait-on des anarchistes – on en avait même mis deux ou trois à l’ombre –, des nihilistes russes – Dieu sait pourquoi –, des socialistes sans plus de raison, sans compter quelques sociétés secrètes étrangères hostiles à la France en tête desquelles on imaginait très bien quelques silencieux Chinois envoyés par la vieille impératrice Ts’eu-hi, toujours avide de vengeance. Et pourquoi donc pas l’inquiétante et sinistre Mafia ?

De tout cela, Mélanie ne sut rien parce que, devant le désespoir qui s’empara d’elle, les siens veillèrent à ce qu’elle fût tenue à l’écart de ce fatras de sottises. L’enfant faisait pitié, en effet : enfermée dans sa chambre où elle ne supportait que Fräulein, elle restait, durant des heures, assise devant sa fenêtre, sur une petite chaise basse et les yeux grands ouverts, les coudes aux genoux et la figure sur ses poings fermés, elle laissait couler ses larmes sans rien dire, sans un sanglot. La nuit elle ne dormait pas et, au matin, on retrouvait son oreiller et ses cheveux tout mouillés.

Épouvantée devant cette prostration – Mélanie refusait de se nourrir – et craignant peut-être qu’elle eût décidé de se laisser mourir, Fräulein demanda un médecin. Celui-ci prescrivit un sédatif pour obliger l’adolescente à dormir et une nourriture légère mais substantielle : du lait de poule, du miel, des jus de fruits que la dévouée gouvernante lui faisait avaler cuillerée par cuillerée, comme si elle était un bébé. Puis elle essaya de lui parler et, à son tour, pleura de joie quand Mélanie non seulement l’écouta mais se jeta dans ses bras pour sangloter éperdument. Cette crise passée, en effet, l’enfant parut renaître peu à peu. Elle posa des questions.

On lui apprit que les recherches continuaient, que son oncle Hubert avait couru en Suisse pour essayer de trouver une piste, mais il n’était pas l’homme des longues traques et des efforts soutenus et revint sans avoir rien trouvé. Quant à Francis, bien des jours s’écoulèrent avant qu’il pût voir sa fiancée parce que celle-ci savait qu’il ne pouvait lui apporter une véritable consolation. Ce grand-père découvert bien tard tenait une trop grande place dans le cœur affamé de tendresse de sa petite-fille pour qu’un autre amour pût effacer la blessure. Tout au plus en apaiser un peu la brûlure…

Albine et son futur gendre décidèrent alors qu’il fallait brusquer les choses et, quatre mois plus tard, en dépit des protestations d’Olivier Dherblay qui s’obstinait à croire son patron encore en vie et tenait à ce que ses volontés fussent respectées, ils déclarèrent qu’il fallait célébrer le mariage, dans l’intérêt même de Mélanie.

L’idée était de Francis et il n’avait guère eu de peine à la souffler à Mme Desprez-Martel. Cette femme dont la tête légère était celle d’un oiseau ne supportait pas l’idée d’une famille tronquée de tout élément masculin, Hubert ne comptant pas vraiment. Elle et sa fille avaient besoin d’un homme capable de les soutenir et de veiller sur elles. C’est ce qu’elle vint, un soir, expliquer à Mélanie.

Celle-ci hésita et pleura encore, car elle avait l’impression de renier le disparu en passant outre à ses volontés mais elle admit finalement qu’espérer un retour appartenait au domaine de l’impossible. Jamais elle ne reverrait son grand-père !… Alors, en dépit des objurgations d’Olivier Dherblay qui, durant deux longues heures, s’efforça de la convaincre d’attendre encore un peu, elle finit par se ranger à l’avis de sa mère. Pourquoi donc écouterait-elle les conseils d’un simple employé, même supérieur, quand son cœur lui disait que seul Francis pouvait lui rendre un peu de l’amour dont elle avait tant besoin ?

Deuxième partie

LE TRAIN

Chapitre V

L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE

Mélanie descendit de voiture avec autant de précautions que si le sol eut été verglacé. Ce qui aurait mieux valu d’ailleurs car elle se serait méfiée, mais comment imaginer que le tapis rouge qui escaladait les marches et plongeait dans les profondeurs scintillantes de l’église recelait un pli sournois auquel s’accrocha le talon pointu de son soulier de satin blanc ? Du même coup son autre pied se prit dans la robe, ce chef-d’œuvre de Paquin dont Mme Lucille n’avait jamais voulu admettre qu’il était trop long :

— Vous porterez de nombreuses robes à traîne, Mademoiselle, lui avait-elle déclaré sévèrement. L’habitude doit commencer avec celle-ci !

Mélanie n’avait rien contre les traînes. Elle s’accommodait même très bien de celle de son amazone mais cela ne changeait rien au fait que la robe était trop longue et, sans la main ferme de l’oncle Hubert qui allait conduire sa nièce à l’autel, c’eût été bel et bien la catastrophe. Le bon effet que celui produit par une mariée pénétrant dans Sainte-Clotilde à plat ventre ! Sans compter qu’il y avait la tiare familiale que l’on avait eu toutes les peines du monde à amarrer sur sa tête car ses cheveux, fins et soyeux, fraîchement lavés d’ailleurs, repoussaient les épingles après avoir crépité sous le peigne. Aussi Mélanie avait-elle l’impression que le petit diadème de diamants surmonté d’un bouquet de fleurs d’oranger donnait quelque peu de la bande mais elle se retint d’y toucher pour ne pas achever la déroute de l’édifice.

Quelqu’un, heureusement, vint à son secours. La main légère de Johanna, première demoiselle d’honneur, repoussa discrètement trois épingles et la coiffure se trouva consolidée. Alors, prenant une profonde inspiration, Mélanie, redressée de toute sa taille, entama le chemin au bout duquel l’autel scintillait de tous ses cierges plantés au milieu d’une profusion de fleurs blanches et d’asparagus dont les senteurs disputaient l’air ambiant à l’odeur de la cire chaude et aux parfums compliqués des femmes.

Aux grands Orgues, le jeune Charles Tournemire qui avait succédé quatre ans plus tôt à Gabriel Pierné faisait déferler les ondes passionnées d’un choral de César Franck sur l’entrée de la mariée mais, en suivant les deux suisses, rouge et or, si imposants avec leurs bicornes emplumés, leurs gros mollets de coton blanc et leurs hallebardes à poignées de velours rouge, celle-ci pensait qu’elle aurait préféré de beaucoup une cérémonie plus simple et plus intime dans quelque chapelle ou dans l’église de Saint-Servan, par exemple, ou même de Dinard où il n’y avait à cette époque de l’année que les gens du pays… et les marins de l’Askja et, pour la bénédiction, les mains noueuses d’un vieux curé habituées à relever les casiers à homards ou à pêcher la palourde. Puisque, décidément, on passait outre aux volontés de Grand-père, il eût mieux valu le faire dans un endroit qu’il aimait et avec des gens simples comme témoins. Son esprit, dont on ne savait où il errait, eût sans doute pardonné plus facilement…