Derrière le double rempart de ses paupières à demi baissées et de son voile en point d’Alençon, le regard de Mélanie glissa, effleurant des robes de soie ou de velours, des zibelines, des chinchillas et autres pelages rares, des uniformes chamarrés, des sautoirs de perles, des gants de suède aux couleurs tendres et des poignets où les diamants brillaient sous les dentelles et les mousselines. Elle aperçut sa mère mais ne s’y attarda pas car sa toilette la choquait, jouant sur le fait que son beau-père avait disparu, Albine, refusant le deuil, était éblouissante dans un fabuleux enroulement de lamé or et de martre que surmontaient des fusées d’aigrette blonde. Elle se donnait décidément beaucoup de mal pour capter toute la lumière et repousser dans les ténèbres extérieures la petite mariée en « robe Louis XVI avec grands paniers en point d’Alençon et toute bardée de bandes d’hermine ». Il ne lui manquait qu’un bandeau de perles retombant sur les yeux pour ressembler à Madame Sarah Bernhardt dans Théodora et, si Mélanie n’était guère à son avantage, Albine, elle, frisait le ridicule dans sa volonté têtue d’être la véritable reine de la journée en supplantant cette jeune fille de seize ans, gauche et empruntée dans des atours trop écrasants pour être portés avec grâce.
Depuis l’incompréhensible disparition du vieux Timothée, Mélanie avait perdu le peu de confiance en elle qu’il avait réussi à lui insuffler. Sa mère s’était rapidement arrangée pour la reléguer au second plan, gardant même parfois pour elle les bouquets envoyés par Francis sous prétexte que trop de fleurs dans une chambre généreraient la migraine. Une seule fois Mélanie avait réussi à prendre le pas sur elle car l’équitation était un sport trop rude pour la langoureuse Albine alors que sa fille y excellait, et le seul bon souvenir de ces rapides fiançailles dont Mélanie avait tant espéré resterait cette chasse à Cheverny où son courage et sa brillante tenue en selle lui avaient valu les honneurs du pied et où, pour la première fois depuis des semaines, son fiancé avait eu pour elle un regard qui n’était pas de condescendance amusée. Il avait bien changé, en effet, depuis que le sévère regard du vieux monsieur n’était plus là pour le surveiller. Il envoyait des fleurs, certes, mais il ne venait pas souvent, et quand il apparaissait rue Saint-Dominique c’était, la plupart du temps, pour chercher Albine sous le prétexte de courir ensemble les boutiques afin de préparer la corbeille de mariage. Ou alors, ils s’enfermaient tous deux dans le boudoir pour de longs conciliabules où, apparemment, la fiancée n’avait pas sa place.
Cela au point qu’un après-midi Rosa, la cuisinière, était sortie de sa cuisine en sous-sol pour grimper jusque chez la jeune fille, profitant d’une absence de la mère :
— Je suis venue vous dire, Mademoiselle Mélanie, qu’il ne faut pas épouser ce beau jeune homme. Ce n’est pas bien de presser le mariage sous prétexte que Monsieur Timothée n’est plus là et je suis bien sûre que vous ne serez pas heureuse.
— Que puis-je faire d’autre qu’accepter, ma bonne Rosa ? Je dois obéissance à ma mère… et puis j’aime mon fiancé.
— C’est bien ça le chiendent ! Et Monsieur Hubert qui est toujours en l’air !…
— Cela ne changerait rien. C’est moi qui ai demandé à mon grand-père de consentir à ce mariage. Et, croyez-moi, Monsieur Francis est beaucoup plus gentil qu’on ne le pense…
— Dites ça à un cheval et il éclatera de rire ! Enfin, si vous y tenez ! Il n’y a plus qu’à espérer que je me trompe !
Mélanie elle, l’espérait de tout son cœur tandis qu’au bras de l’oncle Hubert elle s’avançait vers cet homme si beau et si merveilleusement élégant qui l’attendait devant l’autel. Il se tenait droit comme une lame d’épée dans son frac noir qui rendait pleine justice à sa silhouette racée, mais sa fiancée aurait juré que ce n’était pas elle qu’il regardait à cet instant où il aurait dû n’avoir d’yeux que pour elle et où leurs mains allaient se joindre pour ne plus se désunir jusqu’à ce que la mort les sépare. Il n’avait pas l’air très heureux…
Personne, pourtant, ne l’obligeait à être là ! Et soudain Mélanie eut une affreuse envie d’éclater en sanglots, de crier, de piétiner le bouquet de fleurs d’oranger et d’orchidées qui encombrait son bras gauche et de se sauver loin de cette église qui ressemblait tellement à un salon. Mais il était trop tard ! Elle ne pouvait plus reculer. D’ailleurs, depuis la veille, elle était mariée devant la loi à Francis de Varennes… Comme s’il avait soudain conscience de ce qui se passait dans le cœur de sa nièce, Hubert posa sur son bras une main qui se voulait encourageante. Elle leva les yeux et sourit à ce visage aimable où elle venait de lire une inquiétude. D’ailleurs tous deux étaient arrivés devant l’autel et Hubert s’écarta doucement, laissant Mélanie auprès de son fiancé dont le léger parfum de vétiver flotta jusqu’à elle, rappelant l’instant mouvementé mais charmant de leur première rencontre. Ils étaient seuls alors et, soudain, Mélanie sentit le courage lui revenir. Tout à l’heure, après la réception qu’ils allaient quitter discrètement, ils seraient seuls à nouveau dans ce train qui les emporterait vers le soleil de Menton où un ami prêtait aux jeunes mariés sa villa pour leur lune de miel, seuls ensuite au bord de la mer bleue et au milieu d’un pays que l’on disait merveilleux. Ce serait à elle, alors, de faire en sorte que leur mariage soit une réussite et leur apporte à tous deux un grand bonheur. Et ce fut d’un geste ferme qu’au moment de l’échange des anneaux elle tendit sa main pour recevoir le premier maillon d’une chaîne qu’elle voulait très douce.
Célébrée par l’abbé Mugnier que son étonnante culture et son grand talent oratoire avaient fait surnommer « l’Aumônier des Lettres françaises » et qui confessait toute la haute société dont il tirait pour ses pauvres de substantiels secours, la cérémonie fut belle. Mélanie en goûta beaucoup la musique sur les ailes de laquelle il lui semblait que son âme s’élevait… mais elle trouva tout de même que c’était un peu long, surtout lorsqu’il fallut subir l’interminable défilé des félicitations.
La réception qui eut lieu rue Saint-Dominique avec un nombre restreint d’invités – eu égard aux circonstances ! – l’ennuya tout autant parce qu’elle ne connaissait presque personne tant sa mère l’avait tenue à l’écart de sa propre vie. Les hommes lui parurent laids et pompeux. Les femmes, bruissantes de papotages, lançaient derrière elle comme des lassos de grandes écharpes de plumes ou de fourrure et voltigeaient à travers les salons, la voilette retroussée sur le nez, en croquant des fruits glacés ou en buvant du champagne. À moins que, s’installant à plusieurs autour d’un guéridon, elles ne s’attaquent franchement à des nourritures plus substantielles – poulardes en chaud-froid, saumon de la Baltique ou foie gras du Périgord – en passant en revue les derniers événements parisiens. On commentait le procès de la fameuse Thérèse Humbert qui avait escroqué des millions grâce à une fameuse histoire d’héritage et le vol spectaculaire des plus belles émeraudes d’un maharajah venu passer quelques jours dans un palace de la rive droite. Leurs compagnons délaissaient un peu la politique pour discourir sur l’Angleterre où les députés des Communes réclamaient une loi sur l’immigration afin de lutter contre un début d’envahissement qui menaçait les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, mais les unes et les autres se rencontraient pour broder à qui mieux mieux sur le récent départ pour l’Amérique de « Boni » parti tenter de faire entendre raison à une épouse qui avait jugé bon de passer Noël en famille à Rhodes Island sans se soucier de ce qu’en pensait le mari.