— A-t-on idée, aussi, d’épouser un homme dont on sait parfaitement qu’il n’en veut qu’à votre dot ? s’écria la ravissante comtesse de Janzé. Au fond, Boni est bien bon de se donner tant de mal.
— Il ne peut guère faire autrement, répliqua la maîtresse de maison, Anna Gould ; dès avant leurs fiançailles, elle lui a bien laissé entendre que, si elle se jugeait malheureuse, elle demanderait le divorce. Alors il veille sur son compte en banque !
— Quelle horreur ! On ne divorce pas quand la chance a fait de vous une Castellane et que vos enfants descendent des comtes de Provence !…
— Oh, ce n’est pas tant le grand nom qui l’intéressait. Elle était follement amoureuse de Boni. Il faut avouer qu’il y a de quoi. Et de toute façon, elle ne sera jamais autre chose que ce qu’elle est : une petite dinde yankee un peu trop dodue et même pas jolie !
D’où elle se trouvait, c’est-à-dire coincée entre les feuilles de laurier d’un académicien et les moires violettes d’un évêque, Mélanie ne perdait pas une syllabe de la cruelle conversation à laquelle sa mère prenait une part active sans plus se soucier de sa fille. Ce fut l’oncle Hubert qui vint la tirer d’embarras :
— Il est temps que tu remontes te changer, lui glissa-t-il à l’oreille. Le train ne vous attendra pas.
— Où est Francis ?
— On l’a installé dans la chambre de ton père avec son valet. Il se prépare. Vous partez dans une petite demi-heure. Tiens, d’ailleurs, voilà Mlle von Rellnitz qui vient te chercher…
Mélanie suivit Johanna avec empressement. C’en était fini des mondanités, Dieu en soit loué, il n’y aurait bientôt plus personne entre Francis et elle !
— Quelle idée de filer ainsi à l’anglaise ! protesta Johanna tout en aidant son amie à sortir de ses falbalas nuptiaux. Ce n’est pas gentil de planter là vos invités !
— C’est une idée de Francis. Les visites le lendemain de noces l’assomment et il pense qu’un jeune couple doit commencer sans tarder sa vie commune. J’avoue que l’idée m’a enchantée. Et puis la Côte d’Azur…
— Je suis de ton avis : c’est assez séduisant. Mais une nuit de noces dans un train. Au fait, est-ce que ta mère t’a parlé ?
— De quoi ?
— Mais… il me semble qu’au jour du mariage de sa fille une mère se doit de… lui apprendre certaines choses.
— Je sais… mais pas elle. Je crois, vois-tu, que je ne l’intéresse pas beaucoup. D’ailleurs nous n’en avons plus le temps.
— Quelqu’un vous accompagne à la gare ?
— Mon oncle Hubert et aussi M. Dherblay mais j’ignore pourquoi.
— C’est une marque d’intérêt naturelle, il me semble ? Depuis la disparition de ton grand-père, c’est lui qui gère sa fortune et s’occupe de ses affaires ?
— En effet. Grâce à Dieu, mon cher grand-père avait prévu, en dehors de son testament déposé chez son notaire et que l’on ne peut ouvrir à moins d’être sûrs de sa mort, un certain nombre de dispositions au cas où il viendrait à disparaître sans que l’on ait de certitude absolue.
Johanna s’effara :
— Ne me dis pas qu’il pensait être enlevé dans un train ou Dieu sait quoi d’autre ?
— Certainement pas. D’après M. Dherblay, il songeait à l’éventualité d’un naufrage à bord de son yacht. Il est arrivé que l’on retrouve, après plusieurs mois, des marins emportés par la mer. Il aimait tellement naviguer ! Moi aussi d’ailleurs…
— Eh bien, conclut la jeune Autrichienne, à toi les flots bleus de la Méditerranée.
Fräulein et Léonie arrivaient à la rescousse des derniers préparatifs. La gouvernante refoulait mal ses larmes à l’idée de quitter son élève sans grand espoir de la revoir jamais, et même la pensée de son propre mariage qui devait suivre de peu son retour au pays n’arrivait pas à la consoler vraiment.
— Vous êtes si cheune ! s’exclama-t-elle, oubliant que Mélanie n’aimait guère l’entendre parler français. On aurait tû suifre les tésirs de fotre grand-père.
— Peut-être et peut-être pas. Ma mère a raison quand elle soutient que nous avons besoin d’un homme dans la maison. Qui peut savoir si ceux qui s’en sont pris à Grand-père ne s’en prendraient pas à nous ?
— C’est ce qu’elle dit ? fit Johanna. Mais quelle idée ! Vous n’avez rien à voir avec les implications politiques et financières de M. Desprez-Martel. En outre, ton oncle Hubert, le grand chasseur, pouvait venir habiter avec vous en attendant le temps révolu.
— Lui et maman dans la même maison ? Lorsqu’il vient passer, par hasard, quelques jours à Dinard, les portes claquent rapidement.
— De toute façon, il va s’écouler quelques semaines avant que ton époux ne vienne étendre sa protection sur cette maison. Outre que vous pourriez avoir une demeure à vous.
— Je reconnais que tout cela n’est pas très logique, mais la logique et ma mère…
— Et puis cela s’accorde avec le « vœu de ton cœur », comme on dit dans les bons romans. Alors pourquoi chercher midi à quatorze heures, n’est-ce pas ?
Léonie aussi était triste. Elle avait espéré, la coutume étant d’emmener sa femme de chambre, accompagner la nouvelle marquise de Varennes dans son voyage mais Francis avait expliqué qu’il était bien inutile de déplacer du personnel, la maison qui les attendait possédant des serviteurs tout à fait qualifiés. Ainsi Mélanie aurait à son service une gentille Niçoise qui connaissait parfaitement son ouvrage.
Pour la consoler, Mélanie l’embrassa en lui assurant que six ou sept semaines seraient vite passées. Ses adieux à Fräulein furent plus chaleureux encore car elle avait été, sur le tard, une compagne agréable. Elle lui fit donner son adresse en promettant de lui écrire souvent, ajoutant même qu’il n’était pas impossible que plus tard elle aille lui faire visite dans son pays :
— Mon époux adore voyager et moi aussi, dit-elle. Il me fera bien visiter l’Allemagne ?
Enfin, à l’appel discret de l’oncle Hubert, ce fut l’instant du départ. Léonie se chargea du sac de voyage et du nécessaire (les malles étaient déjà parties), Mélanie ne conservant que son grand manchon de skuns qui faisait office de réticule et la petite mallette de ses bijoux. Elle en possédait à présent un certain nombre outre ses perles et la parure offerte par son oncle, Francis ayant fait preuve de générosité dans la corbeille de mariage.
La réception battait encore son plein. Apparemment les invités n’avaient pas l’intention de s’en aller tant qu’il resterait quelque chose sur les buffets. Les rires et les bruits de conversations emplissaient la maison et Mélanie se demanda si sa mère allait seulement penser à lui dire au revoir.
Elle vint, néanmoins, escortée d’Hubert, au moment précis où Francis aidait Mélanie à monter en voiture. Une cape de fourrure jetée sur ses épaules, elle embrassa sa fille avec effusion :
— Sois heureuse, ma chérie ! Je n’ai jamais voulu que ton bonheur et j’espère que tu t’en souviendras !
Puis, serrant dans les siennes les mains de son gendre, elle ajouta :
— Prenez-en bien soin, cher Francis. Soyez doux et patient car ce n’est encore qu’une enfant… Allez, à présent, allez avant que je ne me mette à pleurer ! Je sais bien que c’est naturel pour une mère mais je déteste tellement me donner en spectacle !
Dieu sait pourtant qu’elle semblait s’y entendre et Mélanie, nullement impressionnée, hésita un instant entre applaudir et éclater de rire. Il serait grand temps que sa mère cesse de se prendre pour Madame Sarah Bernhardt. Peut-être d’ailleurs Francis pensait-il la même chose car elle crut saisir dans son regard une petite flamme amusée. Il se pencha à la portière qu’un valet venait de refermer :