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— Ne me souhaiterez-vous pas aussi d’être heureux… chère Mère ?

— Chère Mère ? fit Albine tout lyrisme éteint et visiblement interloquée.

— Ne suis-je pas votre gendre ? J’ai désormais le droit de vous donner ce nom affectueux. À moins que vous ne préfériez belle-maman ?… Partons, Sébastien ! Nous allons être en retard !

Les chevaux s’élancèrent cependant qu’Olivier Dherblay, assis près de l’oncle Hubert en face des jeunes mariés, se hâtait de relever la glace car il ne faisait pas chaud. L’image noir et or d’Albine semblable à quelque statue chryséléphantine encadrée par les pierres du grand porche disparut dans la grisaille de ce jour de mars en même temps que celle, pourpre et or, du valet qui l’avait accompagnée. Cette fois, l’enfance de Mélanie était bien terminée. Il lui restait à entamer sa vie de femme…

Mélanie n’avait jamais vu la gare de Paris-Lyon-Méditerranée, plus connue sous le nom de gare de Lyon, ses incursions vers l’est parisien n’ayant jamais outrepassé Notre-Dame. Elle n’avait même jamais mis les pieds au Jardin des Plantes, si beau cependant mais jugé trop populaire. Ses connaissances en matière d’animaux exotiques n’allaient pas plus loin que le Jardin d’Acclimatation du Bois de Boulogne, rendez-vous des landaus, des nurses et autres nannies de la bonne société, dessiné par Alphand ainsi d’ailleurs que le Bois lui-même pour damer le pion au trop célèbre Hyde Park londonien. Il est vrai que le voisinage des Grandes Serres de la ville de Paris permettait aussi l’étude de la botanique…

Elle considéra donc avec respect l’espèce de palais flambant neuf – il n’avait pas tout à fait quatre ans –, élevé par l’architecte Denis à la gloire des amoureux de la Méditerranée, de la Provence ou même simplement, et entre autres, de la ville de Lyon, seconde capitale française. Bâti de pierre blanche autour de grandes arches cintrées et vitrées mais coupées par une longue verrière, le monument soutenait avec un orgueil quasi florentin une sorte de campanile en forme de tulipe encore en bouton de soixante-quatre mètres de haut, qui, par une horloge géante, affichait l’heure au bénéfice de tous les horizons.

L’ensemble offrait une image de sérénité, mais il en allait tout autrement une fois que l’on s’engouffrait sous les hautes voûtes où s’abritaient les douze lignes de chemin de fer dans une odeur de fumée froide et de charbon, un tohu-bohu d’hommes d’équipe en sarraus bleus, de bagagistes dont les petits chariots aux roues ferrées ronflaient avec un bruit d’apocalypse tandis qu’ils se précipitaient en criant « gare ! » – ce qui était d’un grand à-propos ! – et une cohue talonnée par la crainte de manquer son train.

Une fois traversée cette foule bigarrée de femmes, d’enfants hurleurs, de vieillards, de chiens en laisse, de chats dans des paniers, le tout fleurant l’alcool de menthe Ricqlès, la sueur, la poussière, le pipi de chat ou « l’Edelweiss de la Tsarine » de chez Vaissier qui était fort en honneur dans la petite bourgeoisie, tout changeait, tout s’ouvrait, tout s’apaisait : franchi une discrète barrière de fonctionnaires en képis galonnés, on atteignait le quai au long duquel s’étirait, tel un fauve au repos, la silhouette luxueuse du Méditerranée-Express : longs sleepings de teck blond et de cuivre astiqué luisants comme des coffrets de laque encadrant un wagon-restaurant et cernés de fourgons où l’on empilait les malles et autres gros bagages.

Pas de foule agitée sur ce quai des privilégiés mais des femmes voilettées, empanachées, vêtues de velours ou de drap fin, sous des capes, des paletots, des écharpes doublées de fourrures et embaumant l’« Heure bleue » de Guerlain, « Les Quelques fleurs » de Houbigant ou le « Corylopsis du Japon » de chez Piver. Elles s’appuyaient au bras d’hommes habillés à Londres de whipcord ou de corkscrew pour les plus sportifs, de jaquettes sombres avec d’épaisses cravates de soie pour ceux qui savaient qu’un train de luxe n’est rien d’autre au fond qu’un palace sur roues. Certaines voyageaient et tendaient une main finement gantée à une personne de connaissance avec qui elles échangeaient quelques mots.

Debout à l’entrée de chacune des voitures-lits, il y avait un homme en uniforme marron à boutons d’argent dont le col droit, haut boutonné, portait le sigle de la Compagnie internationale des Wagons-Lits. Une casquette plate à visière vernie rappelant un peu celle des officiers de marine le coiffait et il pointait sur un carnet, après les avoir salués courtoisement, les voyageurs qui se présentaient à sa voiture.

Il était, pour l’instant, fort occupé, plusieurs personnes arrivées en même temps se tenant autour de lui.

— C’est notre voiture, soupira Francis avec une pointe d’agacement, mais apparemment nous devons attendre.

Et, sans se soucier de sa jeune épouse, il se mit à parler courses et chevaux avec Hubert en tournant d’ailleurs carrément le dos à Olivier Dherblay dont la présence semblait lui déplaire. Celui-ci s’approcha de Mélanie.

— Je suis heureux de pouvoir vous parler un instant, Madame, fit-il à voix contenue. J’ai essayé vainement pendant la réception mais il était normal que vous fussiez très accaparée.

— Vous avez à me dire quelque chose d’important ?

— Cela peut l’être et d’ailleurs tient en peu de mots : la demeure de votre grand-père doit rester en son état actuel avec tout le personnel en place. Je tiens à ce que vous sachiez qu’elle est à votre entière disposition… au cas où vous souhaiteriez l’habiter.

— C’est gentil de me l’apprendre mais je ne suis pas certaine que mon époux s’y plairait beaucoup…

— Aussi n’est-il pas question de lui mais de vous seule. Monsieur Desprez-Martel a ajouté cette disposition à ses instructions « en cas d’absence prolongée » au lendemain de vos fiançailles.

— Comment a-t-il pu penser que je souhaiterais vivre sans M. de Varennes ?

— Il ne le pensait pas, Madame, mais je vous rappelle que vous ne deviez vous marier qu’après une année révolue. J’ai cru bon cependant de vous faire savoir cela !

S’inclinant froidement, il s’écarta de quelques pas. D’ailleurs Francis cherchait sa femme :

— Venez, ma chère ! je crois que l’on va enfin s’occuper de nous !… Marquis et marquise de Varennes, ajouta-t-il avec hauteur à l’adresse du « conducteur(8) » ! Nous avons attendu, il me semble !

Celui-ci esquissa un sourire que Mélanie jugea charmant. Il pouvait avoir une trentaine d’années et son visage, strictement rasé, éclairé par des yeux clairs, était ouvert et sympathique :

— Veuillez accepter les excuses de la Compagnie, monsieur le Marquis, mais nous devons impérativement nous occuper de nos voyageurs au fur et à mesure de leur arrivée…

— Sans doute, mais il me semble que vous vous êtes laissé accaparer par ce couple de bourgeois âgés plus qu’il n’aurait convenu ? Comment vous appelez-vous ?

Le ton cassant de son mari choqua Mélanie. Se pouvait-il que son chevalier sans peur et sans reproche pût se montrer désagréable avec les gens appelés à le servir ? Mais le conducteur ne s’en émut pas, il devait en avoir vu d’autres :

— Je m’appelle Bault, monsieur le Marquis, Pierre Bault pour vous servir comme je me suis efforcé de servir ce couple âgé, le prince et la princesse Pignatelli à qui, outre qu’ils sont arrivés peu avant vous, je devais, il me semble, l’hommage du respect ? Si madame la Marquise veut bien monter, son compartiment porte le numéro 15.