Assise auprès d’une fenêtre encadrée de cuivre, Mélanie regarde défiler les quais, les voies, les aiguillages comme si c’était son premier voyage en chemin de fer. Quittant les lumières de la gare, le train longe, de haut, un quartier pauvre où des lampes à pétrole commencent à s’allumer derrière des brise-bise souvent gris. Le soir tombe et le brouillard, aggravé par la fumée que crache la grosse locomotive, accuse la tristesse de ces rues mal éclairées qui suent la misère, la vraie, celle que Mlle Desprez-Martel ne connaît que par ouï-dire. Ce qu’elle en sait tient dans la piécette qu’à la sortie de la grand-messe de Sainte-Clotilde sa mère lui remettait pour la donner à un mendiant, toujours le même. Mais ce soir, ce qu’elle a vu la gêne car, pour la première fois, elle sent qu’elle fait partie des privilégiés. Pour ne plus voir, elle ferme les yeux et se laisse emporter par la fatigue de cette journée harassante. Lorsque Francis vint la chercher pour l’emmener dîner, il eut quelque peine à la réveiller. Quand elle parvint à les ouvrir, ses yeux embués de sommeil le firent sourire :
— Eh bien ? Je croyais que vous mouriez de faim…
— C’est toujours vrai. Accordez-moi un instant et je vous suis.
Le wagon-restaurant offrait un confort et même un luxe que lui eût enviés plus d’une maison de bonne réputation. Plafond peint de fleurs et de rinceaux, sièges et rideaux de velours grenat, moquette épaisse reproduisant les fleurs du plafond, nappes damassées, verrerie fine et couverts d’argent sans oublier un piquet de fleurs sur chaque table et l’éclairage adouci par des abat-jour de soie rose pour les petites lampes et par des vasques d’opaline au plafond.
Il y avait déjà beaucoup de monde quand le jeune couple y pénétra mais, guidée par un maître d’hôtel prévenant, Mélanie put gagner une table située près d’une vitre et juste un peu plus fleurie que les autres sans se sentir trop gênée par les regards qui se tournèrent vers elle tandis qu’elle traversait la voiture. Il y avait en effet beaucoup de monde et du plus élégant, à de rares exceptions près. Les chapeaux des dames garnis de tulle, de velours, de fourrure, parfois de pierres fines et surtout de plumes, faisaient assaut d’originalité cependant que leurs parfums se mêlaient sans trop les tuer, heureusement, aux odeurs roboratives venues des cuisines.
Francis serra quelques mains, s’inclina sur d’autres et finalement vint s’asseoir en face de sa femme déjà occupée à consulter le menu qui était fort convenable : consommé de volaille, sole Colbert, contrefilet Richelieu accompagné d’une macédoine de légumes, poularde rôtie et salade, fromages et tarte aux poires… Voyant se dilater les narines de sa jeune épouse, il se mit à rire :
— Pensez-vous avoir assez d’appétit pour tout cela ?
— Bien sûr ! J’ai vraiment très faim ! Et puis… je voudrais boire du vin de Champagne.
— Il me semble que cela s’impose, ce soir !
Lorsqu’on les eut servis, ils burent gaiement à leur bonheur et, durant tout le repas, gardèrent le ton aimable et souriant du badinage. Francis raconta quelques-uns de ses nombreux voyages et Mélanie l’écoutait avec plaisir.
— Comptez-vous voyager encore beaucoup ? demanda-t-elle en picorant sa salade.
— Je l’espère bien. Partir est, selon moi, une des joies de l’existence. C’est toujours une porte ouverte sur l’inconnu que l’on découvre à cet instant.
— C’est tout à fait ce que je pense. Mais à présent vous m’emmènerez, j’espère ?
— Cela va sans dire !
Mais aussitôt il parla d’autre chose et Mélanie ne remarqua pas l’imperceptible hésitation qu’il avait mise à lui répondre. Revigorée par son repas, elle s’intéressait aux autres dîneurs. Elle constata l’absence de la danseuse espagnole tout en pensant qu’elle comptait sans doute dîner au second service à moins qu’elle n’en exigeât un pour elle toute seule. En revanche, elle remarqua le peintre, peut-être parce que son vieux costume beige tranchait outrageusement sur les costumes sombres, les cols glacés et les cravates de soie piquées d’une perle ou parfois même d’un diamant, mais cette différence de tenue ne semblait pas le troubler le moins du monde : un journal plié et appuyé à la petite lampe de sa table, il lisait tranquillement sans pour autant perdre une bouchée. Néanmoins, Mélanie nota les attentions du maître d’hôtel pour ce personnage insolite et l’espèce de respect avec lequel il tint à lui verser lui-même les premières gouttes d’une bouteille qu’un serveur avait apportée religieusement couchée dans un panier d’osier.
L’inconnu releva la tête alors pour goûter le vin et échanger quelques mots avec l’hôte du wagon, et Mélanie pensa qu’elle n’avait jamais vu un homme aussi extraordinaire. Il n’était pas beau et d’ailleurs comment aurait-il pu l’être avec ce nez fort – aux narines sensibles cependant ! –, cette grande bouche dont le sourire semblait se complaire dans une douce ironie, ces yeux sans couleur définie mais vifs et joyeux et cette peau tannée, creusée de petites rides, qui contrastait si fort avec d’épais cheveux d’un blond foncé tirant un peu sur le roux, ou bien était-ce le reflet rose de l’abat-jour ? Se penchant vers son mari, elle murmura :
— Il y a là un homme extraordinaire. Vous qui connaissez la Terre entière, vous devriez savoir qui il est ? Il ne ressemble à personne.
— On ressemble toujours à quelqu’un, plus ou moins…, dit Francis en se détournant légèrement pour suivre la direction de son regard. Ah, je vois ! C’est ce rustre qui vous intéresse ? Je n’arrive pas à comprendre comment on l’accepte ici dans cette tenue.
— Non seulement on l’accepte mais il semble même avoir ses habitudes si j’en juge à l’attitude du maître d’hôtel. Et, si je comprends bien, vous le connaissez ?
— Ne mélangeons pas tout ! Je ne le connais pas mais je sais qui il est. Vous devriez saisir la nuance.
— Soyez sûr que je la saisis tout à fait. Eh bien, qui est-il ?
— Un quelconque barbouilleur. Enfin, ce qu’il est convenu d’appeler un peintre. Tout ce que j’en sais est qu’il s’appelle Antoine Laurens mais ne m’en demandez pas plus ! C’est tout ce que le conducteur a consenti à m’en dire quand il a pris, tout à l’heure, le train au vol.
— Mon grand-père connaissait et appréciait les peintres actuels mais il ne m’a jamais parlé de celui-là. Est-il connu ?
— Comment voulez-vous que je le sache, ma pauvre enfant ? Je ne fréquente pas du tout cette race-là, un ramassis de gens qui meurent de faim à ma connaissance. Cela n’a pas l’air d’être le cas de celui-là et on ne peut que l’en féliciter. Voulez-vous du café ?
— Non… non merci !
Le dîner s’achevait et les exigences du deuxième service empêchaient que l’on s’attardât à table. Mélanie et Francis regagnèrent leur voiture mais, quand la jeune femme passa auprès de lui, le peintre leva brusquement les yeux et les planta droit dans les siens en même temps qu’il ébauchait un sourire. Elle se sentit rougir et accéléra le pas. Quelle insolence d’oser la dévisager ainsi ! Et surtout avec cette expression amusée ! Était-elle donc ridicule, ou gauche ? C’était, de toute façon, plutôt désagréable… Francis, occupé à échanger quelques mots avec un homme à monocle, n’avait rien vu. Il allait peut-être se décider à présenter le personnage à sa femme quand il s’aperçut qu’elle avait disparu.
— Eh bien, où courez-vous si vite ! fit-il quand il l’eut rejointe. Je comptais vous présenter le baron Snoy.