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— Ce sera pour une autre fois. J’ai eu mon compte de présentations et de saluts pour la journée…

Adossée à la paroi de son compartiment, elle regardait droit devant elle une vitre derrière laquelle on ne voyait strictement rien. Le train, depuis un moment déjà, s’enfonçait dans la nuit et l’éclairage intérieur du wagon empêchait de distinguer la campagne. C’était son reflet et celui de Francis qu’elle observait et auprès de sa longue silhouette, elle se jugea inélégante. Sa mère, décidément, semblait tenir à ce qu’elle parût le double de son âge et ce tailleur beige garni de skuns qu’Albine avait choisi pour le voyage de noces l’engonçait et lui donnait l’air d’une petite vieille. Elle ne parvenait pas à comprendre comment une maison qui habillait si bien sa mère pouvait accepter que l’on choisît pour une jeune femme de seize ans des modèles pour bourgeoise enrichie de quarante ! En outre, poussée par son bel appétit, Mélanie avait trop mangé et elle étouffait un peu dans son corset, cet instrument de torture dans lequel, chez les couturiers, on vous fourrait de force dès l’instant où l’on était destinée à devenir une dame. Elle était si mince et sa taille si fine qu’elle aurait pu s’en passer. D’habitude cet outil de torture ne la gênait pas trop mais ce n’était visiblement pas fait pour supporter des repas trop copieux. Il fallait s’en débarrasser au plus vite…

— Eh bien, soupira-t-elle, je crois qu’il est temps d’aller dormir et, puisque me voici arrivée, je vous souhaite une bonne nuit !

Elle lui tendit sa main, ce qui le fit sourire.

— Ne m’embrassez-vous pas ? Cela se fait entre époux.

À nouveau elle rougit un peu car elle avait pensé que, les effusions nuptiales étant remises au lendemain, ce signe d’intimité ne s’imposait pas. Mais s’il y tenait… Se haussant un peu, elle posa sur la joue de son mari un baiser léger :

— Voilà ! Bonsoir Francis !

— C’est tout ?

Interloquée, elle le regarda avec des yeux ronds : que voulait-il de plus ? Depuis qu’ils étaient fiancés, il avait coutume de poser un baiser sur son front tandis qu’elle effleurait de ses lèvres sa joue bien rasée chaque fois qu’ils se disaient bonjour ou au revoir. Il n’avait jamais essayé de l’embrasser comme elle l’avait vu faire à Dinard avec la belle rousse et elle se voyait mal lui sautant au cou et l’embrassant à bouche-que-veux-tu :

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?

— Vraiment ?

— Vraiment !

— Alors, je vous expliquerai demain soir comment il convient qu’une jeune épousée se comporte avec son mari. Le lieu est vraiment trop mal choisi pour une leçon de choses…

Il prit sa main, posa sur le poignet un baiser un peu appuyé, puis, s’inclinant avec grâce :

— Je vous souhaite une bonne nuit, chère marquise !

De sa main libre, il ouvrit la porte du compartiment, laissa passer Mélanie puis, avant de refermer :

— Si vous avez besoin de la moindre des choses…

— Oui ?

— N’hésitez pas à appeler le conducteur. Il est là pour vous servir en tout ce que vous pourriez désirer. À demain, chère Mélanie. Cet homme vous dira à quelle heure il faudra vous réveiller pour que nous puissions, aux environs de Marseille, prendre ensemble notre petit déjeuner.

La porte se referma sur son sourire et Mélanie se retrouva seule dans le compartiment qu’elle n’avait pas vraiment regardé au moment du départ. Avec ses velours frappés, ses gainages de cuir, ses miroirs, ses rideaux alourdis de passementeries, ses bois précieux et ses tulipes de cristal qui renfermaient l’éclairage au gaz, il ressemblait à l’intérieur d’un coffret à bijoux. Grâce au chauffage à la vapeur il y régnait une douce chaleur. La jeune femme remarqua néanmoins que la banquette était transformée en un lit confortable sur lequel une main d’artiste avait disposé sa chemise de nuit.

Elle regarda cette pièce de lingerie avec une certaine rancune. Pour une fois, on l’avait laissée la choisir elle-même en vue de cette nuit qui devait être la plus importante de sa vie. C’était une chose ravissante et diaphane, faite d’un fin linon blanc garni de dentelles de Valenciennes soulignées de minces rubans de satin bleu pâle jouant à cache-cache à travers des trou-trous. Dommage de s’en servir pour dormir seule dans une couchette pas tout à fait aussi grande qu’un lit de moniale ! Aussi Mélanie replia-t-elle soigneusement la chemise qu’elle rangea dans son nécessaire. Pour le peu d’heures qu’elle avait à passer dans ce train, sa chemise de jour et un jupon seraient amplement suffisants.

Elle commençait à se déshabiller quand elle pensa soudain que c’était idiot d’aller se coucher si tôt car, en fait, elle n’avait pas du tout sommeil. Que faire alors ?

Explorant les bagages à main que Léonie lui avait préparés, elle constata qu’ils ne contenaient pas le moindre livre ni la plus insignifiante revue. Comment, en effet, la brave femme aurait-elle pu imaginer que sa jeune maîtresse passerait sa nuit de noces dans la solitude ? On ne pouvait pas vraiment l’incriminer.

L’idée vint alors à Mélanie d’appeler son époux à son secours. Comme tout homme évolué digne de ce nom, Francis avait dû bourrer son sac de journaux. Il en aurait bien un à lui prêter…

Remettant les chaussures qu’elle avait déjà retirées ainsi que la veste de son tailleur, elle s’assura dans une glace que sa coiffure n’avait pas trop souffert quand elle avait ôté son chapeau et ouvrit doucement sa porte en espérant que personne ne se trouverait dans le couloir.

Or, au moment précis où elle poussait le battant d’acajou, celui du compartiment voisin s’ouvrait d’un mouvement égal. Apparemment Francis allait sortir. Alors Mélanie, pour qu’il ne s’imaginât pas qu’elle souhaitait l’épier, referma sa porte. Sans doute le jeune homme manquait-il de cigares et allait-il en chercher au wagon-restaurant ? À moins qu’il n’eût envie de rejoindre, pour un dernier verre, l’un de ces personnages qu’il avait rencontrés ? Mais elle ne le vit pas passer devant l’embrasure de la porte qu’elle maintenait légèrement entrouverte. Au contraire, lorsqu’elle risqua de nouveau un regard, elle aperçut son mari, au bout du couloir, devant le dernier compartiment. Un coup d’œil rapide pour s’assurer que personne n’arrivait et, sans même frapper, Francis entra chez la danseuse espagnole. La porte, en s’ouvrant, libéra un éclat de voix.

— Chérrri ! Te voilà tout de même !

Mélanie n’entendit plus rien car le panneau d’acajou amortissait bien les bruits mais c’était, hélas, plus que suffisant !…

Les jambes fauchées, elle revint s’asseoir sur sa couchette pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les idées qui se bousculaient dans sa tête. L’une s’imposait, insupportable : cette femme appelait son époux « Chéri » et, de toute évidence, elle l’attendait. C’était à cause de cela qu’elle n’avait pas paru au wagon-restaurant… Quant à Francis, débarrassé d’une épouse qu’il croyait endormie, il profitait pour la rejoindre de ce que le second service avait en partie vidé le sleeping. Elle ne pouvait être que sa maîtresse et une maîtresse qu’il devait aimer follement pour avoir osé, au soir même de ses noces, la faire voyager non seulement dans le même train mais dans le même wagon ! Quel beau présent à faire à une femme que lui offrir sa nuit nuptiale en hommage ?

En retraçant, sur le fond de sa mémoire, le beau visage de la danseuse, sa silhouette souple et la foule des hommes qui l’entouraient à la gare, Mélanie pensa qu’elle était incapable de lutter contre une telle rivale mais cette humilité ne rendait sa blessure que plus cuisante. Francis s’était moqué d’elle en disant qu’il l’aimait. Seule sa fortune l’intéressait…