Выбрать главу

Une colère soudaine la remit debout. Il n’était pas possible qu’elle se laisse ridiculiser de la sorte. Il fallait faire quelque chose ! Quoi ? Elle ne le savait pas très bien, mais Francis devait sortir de ce compartiment. Alors, aussi vite que le permettait le balancement du train, elle courut vers cette porte mais, au moment où elle allait l’atteindre, un serveur apparut à l’autre extrémité du wagon portant sur un plateau un seau à champagne et des flûtes en cristal.

Comme il venait vers elle, Mélanie alla jusqu’au bout de la voiture et se tapit dans le renfoncement de la portière. Si l’homme gagnait le sleeping suivant, elle ferait semblant de regarder au-dehors mais il s’arrêta devant la porte de la danseuse, frappa, et ayant reçu la permission, entra sans refermer derrière lui. Mélanie entendit :

— Du champagne ! Tu y as pensé !… Oh, mon amour, cette nuit va être la plus belle de notre vie. Et tellement excitante !

— Folle que tu es ! Nous en aurons d’autres.

— Ce ne sera pas pareil ! Celle-là est… unique !

Lorsque le serveur s’éloigna, Mélanie demeura accrochée à cette paroi de bois derrière laquelle l’homme qui, le matin même, jurait de l’aimer jusqu’à la mort caressait une autre femme. Sa colère tomba d’un seul coup, laissant place à une immense fatigue, et ce fut en se cramponnant à la barre de cuivre des fenêtres qu’elle réussit à retourner vers ce qui devenait un refuge. Mais alors, le conducteur revenu s’asseoir sur le siège qui lui était réservé au bout du couloir l’aperçut et se précipita :

— Qu’avez-vous, Madame ? Vous tenez à peine sur vos jambes ! Vous êtes souffrante ?

— Non… non, ce n’est rien ! Un peu de fatigue.

— Vous êtes toute blanche ! Il faut vous coucher ! Je vais appeler votre mari.

Il allait frapper à la porte de Francis mais elle le retint en le suppliant de n’en rien faire. C’était stupide de déranger M. de Varennes, fatigué lui aussi, alors qu’un peu de sommeil…

Avec beaucoup de douceur et de sollicitude, Pierre Bault la guida jusqu’à son lit où il la fit asseoir.

— Décidément vous êtes trop pâle. Laissez-moi appeler un médecin. Je sais qu’il y en a un dans la voiture voisine.

— Non, non ! C’est inutile. Cette petite faiblesse va passer très vite. Je me sens surtout très lasse.

— Je vais au moins vous chercher quelque chose de chaud. Vos mains sont glacées… Et vous tremblez.

— Je veux bien. C’est vrai que j’ai froid…

Il la fit s’étendre sur la couchette, l’enveloppa d’une couverture, baissa la lumière et sortit en refermant la porte. Mais aussitôt Mélanie l’entendit frapper chez Francis et eut un sourire amer. Ce serait bien étonnant s’il obtenait une réponse. Là où il était, le beau marquis de Varennes ne risquait pas de l’entendre. Le bruit cessa bientôt d’ailleurs.

Alors, Mélanie se sentit soudain envahie par toutes les forces du désespoir et de la solitude… Que faisait-elle dans ce train de luxe ? Vers quoi se laissait-elle entraîner par un homme capable d’emmener sa maîtresse en voyage de noces et que pouvait-elle attendre encore de lui ? De l’indifférence ? Des mensonges ? Un abandon de plus en plus cruel ? Tout ce qui l’entourait, le cadre luxueux et douillet, le roulement cadencé du train lancé à pleine vitesse lui firent l’effet d’autant de pièges auxquels il fallait échapper à tout prix ! Ce qu’elle voulait à présent, c’était se sauver, s’en aller loin. Assez pour être sûre de ne plus jamais revoir ce Francis trop séduisant dont elle s’était entichée de façon si absurde ; c’était quitter ce train menteur !

Rejetant sa couverture, elle sortit de nouveau. Le couloir était vide, éclairé faiblement par les lumières en veilleuse. Il fallait en profiter pour s’en aller. Ce devait être possible car le train ralentissait. Peut-être allait-il s’arrêter comme tout à l’heure dans cette gare dont elle n’avait même pas vu le nom, étant toute au charme du moment présent ?

Elle atteignit la portière et s’y agrippa, pensant qu’il fallait profiter de cette vitesse réduite pour sauter en bas. L’idée qu’elle commettait une imprudence, qu’elle risquait de se blesser ou même de se tuer ne l’arrêta pas car elle était au-delà de tout raisonnement sensé, poussée hors d’elle-même par cette brûlure intolérable que lui infligeait la trahison de Francis. Elle allait descendre ! Le vent de la course la porterait un peu et là déposerait n’importe où, dans une prairie ou un bois, mais là où personne ne la retrouverait, et ce serait une bonne chose puisque personne ne l’aimait.

La pensée de son grand-père l’effleura. Lui aussi était descendu d’un train au cœur de la nuit et on ne l’avait pas retrouvé. Peut-être qu’elle allait le rejoindre, qu’il était tout près ? Elle ouvrit la portière…

Un vent violent lui fouetta le visage, dénoua ses cheveux. Elle sentit la fraîcheur d’une pluie fine mêlée à l’odeur de la campagne mouillée et à celle de la fumée. Devant elle, la nuit se ouatait de nuages gris et, là-bas, une petite lumière qui ressemblait à une étoile avait l’air de lui faire signe. Des larmes jaillirent inondant son visage :

— Je viens, Grand-père, sanglota-t-elle, je viens !

Ses deux mains lâchèrent ensemble les barres d’appui. Elle entendit vaguement un juron et un bruit de vaisselle cassée mais, à l’instant où elle s’élançait, elle se sentit retenue, ceinturée fermement, ramenée en arrière tandis qu’avec un claquement la portière se refermait. Et puis il y eut une impression d’étouffement – ce maudit corset sans doute qu’elle n’avait pas pris le temps d’enlever ! – et Mélanie, perdant toute conscience de l’endroit où elle se trouvait, s’évanouit pour la première fois de sa vie.

La conscience lui revint très lentement avec une délicieuse sensation de délivrance qui lui fit penser qu’elle devait être morte. Néanmoins, du fond de ses brumes si moelleuses, elle percevait des sons qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les chœurs célestes. Cela ressemblait à des voix d’hommes… De deux hommes qui dialoguaient.

— On peut dire que tu es arrivé à temps, Pierre ! Tu crois qu’elle a voulu se tuer ?

— Que pouvait-elle faire d’autre devant cette portière ouverte ?

— Tu as bien failli partir avec elle. Quand je suis sorti en entendant ton plateau qui dégringolait, j’ai cru qu’elle allait t’entraîner.

— Si vous n’aviez pas fermé la portière, Monsieur Antoine, cela n’avait rien d’impossible. Elle est plus forte qu’on ne le dirait. Pauvre petite ! Si jeune et en être déjà là ! Vous savez qu’elle s’est mariée aujourd’hui ?

— Je sais. C’est la petite Desprez-Martel ! J’ai vu son mariage dans le journal. Mais où est le mari ?

— C’est là le problème. Il a choisi de passer la nuit avec Lolita, la danseuse des Folies-Bergère…

— Qu’est-ce que tu dis ? Il passe sa nuit de noces avec une autre ? Et dans le même train ?

— À quatre compartiments. Ne me demandez pas ce que j’en pense, je n’ai pas le droit de porter de jugement sur les voyageurs qui me sont confiés par la Compagnie. Mais je vous avoue que j’ai tout de même envie de le prévenir…

— Ne faites pas cela !

Galvanisée par ce que ces mots impliquaient, Mélanie venait de surgir brusquement de ses agréables brumes et se dressait à présent assise sur la couchette où on l’avait étendue.

— Je vous en supplie ! pria-t-elle. Ne prévenez pas M. de Varennes. Je ne veux pas le voir. Je ne veux plus jamais le voir.

— C’est pour ça que vous vouliez vous jeter par la portière ?