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Sans vraie surprise, elle vit que son second interlocuteur était le peintre Antoine Laurens. Assis à l’extrême bord du lit étroit, la tête un peu penchée sur le côté, il la regardait avec une attention qui excluait toute idée de vulgaire curiosité. Il y avait même de l’amitié dans ses yeux d’un bleu foncé pailleté de petits points brillants.

— Je ne voulais pas me jeter sur la voie, dit-elle calmement. Je voulais seulement descendre…

— Descendre d’un train roulant à soixante-cinq kilomètres à l’heure ? s’exclama le conducteur. Mais c’est impossible !

Mélanie lui dédia un regard d’une parfaite ingénuité.

— Vous croyez ? Cela paraissait si facile… Il me semblait qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par le vent et être déposé… où il lui plairait.

Le peintre éclata de rire et Mélanie pensa qu’elle n’avait jamais entendu un rire aussi gai… sauf peut-être celui de Grand-père dans ses meilleurs moments.

— Vous ne descendez pas, j’imagine, de l’illustre famille Garnerin qui, vers la fin du XVIIIe siècle, a mis le parachute si fort à la mode ? Ni de Léonard de Vinci, je pense ? Et vous n’aviez même pas pris votre parapluie ?

— Je crois, soupira la jeune fille, que je ne savais plus très bien ce que je faisais mais, je vous en supplie, n’allez pas raconter cela au marquis. Quelle est la prochaine station ?

— Lyon, dit Pierre Bault. Nous n’allons pas tarder à y arriver. Est-ce que vous voulez descendre là ?

— Là ou ailleurs… Ce que je ne veux plus, à aucun prix, c’est me retrouver en face de ce… de ce monsieur. Et si je pouvais ne plus jamais en entendre parler, ce serait encore la meilleure chose.

— La chose me paraît difficile puisque vous êtes mariés, dit Laurens. En outre, êtes-vous certaine… de ne plus l’aimer ?

— C’est justement parce que je n’en suis pas certaine que je ne veux plus le voir. En face de lui, je deviens stupide.

— C’est ce que disent toutes les jeunes filles amoureuses, constata le peintre, mais, avec le temps, l’effet s’estompe…

— Vous en êtes sûr ?

— Je n’ai jamais été une jeune fille mais il y a des précédents. Tenez, buvez donc cela ! Vous êtes un peu trop pâle pour mon goût…

Il avait sorti une bouteille de voyage plate et un gobelet d’argent dans lequel il versa quelques gouttes d’un excellent cognac dont le parfum vint chatouiller les narines de Mélanie. Elle but de confiance, s’étrangla, toussa, reçut sur le dos une claque à assommer un bœuf et finalement en redemanda « un tout petit peu ». Cependant Pierre Bault la regardait, perplexe :

— Il n’y a aucun inconvénient à ce que vous descendiez à Lyon mais, outre qu’il est très tard, je voudrais savoir si vous y avez des amis, des parents ?

— Non, fit Mélanie presque gaiement. C’est indispensable ?

— Cela vaudrait mieux et… si vous voulez bien m’excuser de poser une telle question, avez-vous seulement de l’argent ?

— Oh non. Rien qu’un peu de monnaie…

— Ça se complique ! fit Laurens en riant. Mais il y a peut-être une solution…

— Vous allez m’en prêter ? Je vous promets que je vous le ferai rendre dès mon retour à Paris par M. Dherblay, le fondé de pouvoir de mon grand-père.

— Et que ferez-vous à Paris ? Votre… époux n’aura aucune peine à vous retrouver. Si vous tenez tellement à l’éviter, il vaudrait mieux trouver autre chose ?

Mais quoi ? Je n’ai pas beaucoup d’autres solutions… ah si, j’oubliais ! j’ai des bijoux.

— Le contraire m’étonnerait mais je vous vois mal aux prises avec le premier usurier venu.

— Il faudrait vous décider, coupa le conducteur. Nous arrivons à Lyon.

Le train, en effet, avait ralenti suffisamment pour laisser espérer un prochain arrêt. Un instant, les trois personnages se regardèrent en silence, réfléchissant visiblement chacun de son côté. Soudain, s’adressant au peintre, Mélanie demanda :

— Vous allez à Nice ?

— Non. Je descends à Avignon. Pourquoi ?

— Parce que c’est peut-être la solution. Laissez-moi vous accompagner et si je vends un bracelet ou deux pour m’accorder le temps de voir venir, eh bien, vous m’aiderez à ne pas trop me faire voler ?

— Vous me feriez confiance ?

— Oui… Et puis personne ne viendra me chercher à Avignon. D’ailleurs ça doit être plein de couvents…

— Il y a longtemps que les papes n’y sont plus, vous savez, et si c’est un couvent que vous cherchez vous n’en trouverez pas plus là qu’ailleurs.

— J’aimerais autant pas. Je n’ai pas la vocation.

— Alors, s’impatienta Pierre Bault, qu’est-ce que vous décidez ?

Antoine Laurens prit les opérations en main :

— Laisse-nous ! Va t’occuper de ton train mais prends soin d’aller fermer le compartiment de… madame de Varennes.

— J’aimerais mieux que vous m’appeliez Mélanie. J’ai de moins en moins envie de porter ce nom-là. Je sais bien qu’un divorce est une chose terrible mais…

— Nous n’en sommes pas encore là ! D’ailleurs, dans votre cas, ce serait plutôt l’annulation en cour de Rome.

— C’est mieux ?

— Beaucoup mieux mais c’est plus long donc plus cher ! À présent reposez-vous un peu. Je vais dans le couloir voir ce qui se passe.

Il s’éclipsa sans attendre la réponse. C’est alors que Mélanie dont le cognac troublait quelque peu les idées s’aperçut de deux faits inouïs, impensables pour une ancienne élève de Mlle Adeline Désir et de Fräulein : le lit sur lequel on l’avait couchée n’était pas le sien et des mains, fort probablement masculines, avaient ouvert son corsage et dégrafé non seulement sa jupe mais aussi son corset. Des mains qui étaient celles de parfaits inconnus ! Néanmoins, elle se sentait tellement à l’aise ainsi dévêtue qu’elle remit à plus tard l’examen de ce problème. La fatigue de cette interminable journée l’accablait à présent. Alors, saisissant un plaid à carreaux posé sur un coin de la banquette – apparemment le peintre n’avait pas voulu que l’on fît son lit –, elle s’y enroula puis, se recouchant, elle s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller.

Chapitre VI

UN PARFUM D’AVENTURE…

Après avoir consulté sa montre, Antoine Laurens replia son journal, le glissa dans son sac de voyage, referma celui-ci puis décida qu’il était temps de réveiller Mélanie. Ne fût-ce que pour savoir si elle se trouvait toujours dans les mêmes dispositions d’esprit. Or, au lieu de se pencher sur elle, il s’assit au pied de la couchette pour s’accorder un instant de réflexion. Ce qu’il appelait sa « voix intérieure » venait en effet de se manifester.

« Tu ne crois pas que tu ferais mieux de la laisser dormir ? Tu vas te fourrer dans une histoire impossible si tu emmènes cette gamine avec toi. »

Comme beaucoup de solitaires, Antoine dialoguait souvent avec lui-même. Il trouvait un plaisir subtil à examiner par ce truchement ses décisions, ses pensées, ses impulsions et à se porter ainsi, à lui-même, une contradiction souvent bénéfique. C’était aussi une façon de lutter à forces égales contre certains désirs, certaines envies. En un mot, il lui arrivait de parler tout seul, en marmottant comme il venait de le faire, mais le plus souvent sans émettre un son.

« Tu connais Pierre depuis longtemps, se disait-il. C’est un homme plein de cœur, intelligent et courageux : il saura bien s’en occuper… »

À cet instant, Mélanie bougea sur sa couchette, rejetant un peu la couverture et tournant vers lui son visage innocent et détendu par un sommeil confiant. Antoine eut honte d’avoir, même une seconde, songé à l’abandonner. Pauvre petite ! Si jeune et déjà aux prises avec ce que le mariage offrait de plus sordide : la course à l’argent. Et, par-dessus le marché, trompée quelques heures après la bénédiction nuptiale, les serments et le reste avec une batteuse de tréteaux exotique ! Un homme digne de ce nom se devait à lui-même de l’aider… Et puis n’était-elle pas charmante ? Affreusement mal habillée mais charmante, et Antoine se découvrit soudain l’âme de Pygmalion. De cet être inachevé pouvait sortir une femme exquise…