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— Ma petite-fille doit se marier, affirmait-il en donnant volontiers du poing sur la table. Il ne saurait être question de lui farcir la tête avec des idées de cloître et de renoncement. Une institutrice privée et quelques heures par semaine dans une bonne école, voilà ce qu’il lui faut ! Encore ne suis-je pas certain que ce soit bien utile. Qu’elle sache tenir sa maison, ses gens et sa place dans un salon me semble une éducation tout à fait suffisante…

Il avait bien fallu qu’Albine en passât par là, quelque désir qu’elle eût de tenir éloignée d’elle le plus longtemps possible une fille qui, en grandissant, l’empêchait de laisser croire à ses nombreux admirateurs qu’elle avait tout juste vingt-cinq ans. Mais Mélanie que l’internat ne tentait guère en était reconnaissante à son grand-père. L’atmosphère, chez Mlle Désir, était peut-être un peu précieuse et l’on y veillait de près à la religion, mais au moins on n’avait pas à vivre en promiscuité continuelle avec des filles plus ou moins arriérées pour qui, par exemple, les plaisirs de la mer se limitaient à faire des pâtés de sable ou à jouer, en robe de broderie anglaise et chapeau-charlotte de même tissu, au croquet, aux grâces ou au diabolo. De préférence avec des bas noirs et des bottines vernies. Mélanie dédaignait profondément ces plaisirs frivoles depuis que le cher oncle Hubert lui avait appris à nager, à monter à cheval et même – plaisir entre tous divin ! – à tenir la barre d’un petit voilier. C’était d’ailleurs à lui qu’elle devait l’intrusion discrète des Trois Mousquetaires et même – comble d’audace ! – de La Reine Margot au milieu de la sage Bibliothèque Rose. Fenimore Cooper avait été sa dernière trouvaille et Mélanie s’en repaissait tandis que Fräulein, enfermée dans sa chambre, consacrait son temps libre à l’imposante correspondance qu’elle entretenait avec sa famille de Mayence et, surtout, avec son fiancé, un brillant « privat dozent » de l’université de Heidelberg dont elle avait montré en cachette à son élève la martiale photographie. Le « Schatz(1) » de Fräulein y plastronnait en uniforme à brandebourgs, les joues tailladées de deux ou trois cicatrices, appuyé des deux mains sur la garde d’un sabre et sa tête rase, abondamment moustachue, couronnée d’une curieuse coiffure qui ressemblait à une boîte de camembert. Un bouquet desséché de « Vergissmeinnicht(2) » était attaché au cadre par un ruban bleu et, quand elle contemplait cette attendrissante image, Fräulein avait toujours la larme à l’œil. Elle espérait beaucoup que son élève se marierait assez vite pour qu’elle pût retourner chez elle et convoler à son tour avec l’homme de ses pensées.

Mais les amours de Fräulein, le frivole égoïsme d’Albine et les foudres de Cher Grand-Papa étaient bien loin de l’esprit de Mélanie tandis que, serrant autour d’elle le châle de Rosa, elle regardait se dérouler la soirée de Mrs. Hugues-Hallets. Elle se sentait d’autant plus tranquille que sa mère n’y assistait pas : Albine avait choisi de se rendre à une réception chez le gouverneur de Jersey sur le yacht d’un ami anglais. Personne ne viendrait donc déranger l’occupante du grand cèdre.

À ce point de la réception, tout le monde venait de prendre place sur des petites chaises dorées disposées dans l’un des salons, celui où un grand piano trônait dans une sorte de baie vitrée abondamment garnie de plantes vertes qui rappelèrent à Mélanie le jardin d’hiver de son grand-père. Un homme maigre, en habit, s’installait sur le tabouret dont il avait réglé la hauteur et, presque aussitôt, un personnage corpulent, au visage plein barré d’une impressionnante moustache et coiffé de cheveux noirs frisés, fit son entrée sous les applaudissements chaleureux de l’assemblée : le grand Caruso allait chanter.

Il avait choisi, pour commencer, le grand air de « Martha » tiré d’un opéra du compositeur mecklembourgeois Friedrich von Flotow, qui connaissait une grande vogue depuis près d’un demi-siècle. La musique en était agréable, facile, d’ailleurs, et la voix célèbre résonnant sous les frondaisons de ce parc illuminé lui conférait un charme mystérieux auquel l’adolescente fut sensible bien qu’elle n’aimât guère les soirées de l’Opéra où sa mère était contrainte de l’emmener de temps en temps sur ordre de son grand-père. Sauf quand il y avait ballet, Mélanie trouvait insupportable la toilette qu’on l’obligeait alors à revêtir et qui était toujours celle d’une petite fille, alors même qu’elle atteignait presque la taille d’Albine. En outre, elle trouvait profondément assommant ce qui se passait sur la scène quand ce n’était pas du plus haut comique. Comment s’intéresser aux malheurs d’une Yseut de cent kilos ou brûler de passion pour un chanteur dont l’estomac remonté prouvait qu’il portait un corset ? À l’Opéra c’étaient toujours les agonisants qui chantaient le plus fort. Et quand un danger devenait pressant, au lieu de s’enfuir à toutes jambes, on commençait par en discuter ; quelquefois même on s’asseyait…

Le comble avait été atteint un soir, récent d’ailleurs, où Albine, furieuse, avait dû emmener sa fille prise d’un fou rire impossible à maîtriser. On donnait alors Sigurd de Reyer, une œuvre fortement inspirée par la fameuse Tétralogie de Richard Wagner. Et soudain, alors que le roi Gunther clamait avec majesté

Je suis Gunther, roi des Burgondes,

Prince du Rhin !

Sur ces campagnes fécondes

Que le grand fleuve germain

Arrose de ses eaux profondes

Tout est soumis à mon sceptre d’airain…

voilà que Mélanie repère l’un des gardes du roi barbare, un assez petit homme surmonté d’un casque à grandes cornes qui lui mettait la figure à mi-chemin des pieds. L’ensemble, déjà, était assez drôle mais l’irrésistible résidait dans les fameuses cornes : mal fixées sans doute, elles se balançaient mollement, l’une après l’autre, chaque fois que leur propriétaire se déplaçait. Et, sans doute pour veiller sur les arrières de son roi, il se déplaçait pas mal. Alors, ce fut le désastre : Mélanie éclata de rire, un de ces rires nerveux que rien ne peut arrêter, même la gifle qu’Albine lui assena lorsqu’elles eurent atteint le couloir des loges :

— Tu es vraiment impossible ! explosa la mère. Jamais plus je ne t’emmènerai à l’Opéra. Ton grand-père, que je mettrai d’ailleurs au courant, en pensera ce qu’il voudra.

Malheureusement, sur la tête de la jeune femme, deux plumes de paradis safranées s’agitaient au vent de sa colère, rappelant tellement les cornes du Burgonde que Mélanie, en dépit de sa joue cuisante, pouffa et repartit de plus belle. On la ramena aussitôt à la maison et elle fut privée de dessert pendant huit jours, mais elle s’était tant amusée que le jeu en valait largement la chandelle.