Évidemment, enlever une jeune épousée était chose grave qui pouvait, dans la suite des temps, amener Antoine sur le pré, par un petit matin frileux, avec entre lui et le mari la longueur de deux épées ou bien la gueule noire d’un pistolet de duel. Ce qui serait d’ailleurs un moindre mal Car il se défendait bien aux armes à feu si, dans l’autre alternative, il n’avait aucun point commun avec d’Artagnan…
Il en était là de ses cogitations quand la porte s’ouvrit doucement pour laisser passer la tête du conducteur qui fronça les sourcils à la vue de Mélanie toujours endormie.
Pas encore debout ? Vous savez que nous serons en gare dans deux minutes, Monsieur Antoine. Êtes-vous toujours décidé à l’emmener ?
— Plus que jamais ! affirma Antoine en se levant. Seulement, il faudrait que tu ailles chercher ses bagages à main.
— Je m’en suis occupé. Ils sont là, près de moi.
Au bruit de leurs voix, Mélanie venait de s’éveiller et regardait les deux hommes avec de grands yeux inquiets.
— Si vous voulez toujours descendre avec moi en Avignon, mettez vite un peu d’ordre dans votre toilette, conseilla Antoine. Et tant pis pour le corset. On n’a pas le temps. Roulez-le et glissez-le sous votre bras.
Elle ne se le fit pas dire deux fois. Tandis qu’elle se rhabillait tant bien que mal, ses anges gardiens mettaient la dernière main à leur stratégie. Il fallait, en effet, prévoir le moment où l’on viendrait poser des questions au responsable du wagon-lits. Aussi, la position de celui-ci devait-elle tenir en peu de mots : il n’avait rien vu de suspect à Lyon ou à Avignon où M. Laurens était descendu comme d’habitude. Seule solution : faire descendre Mélanie à contre-voie, ce qui était sans danger, le Méditerranée-Express étant le seul à s’arrêter en Avignon à cette heure. Puis elle s’écarterait des voies jusqu’à ce que le train fût parti. Après quoi elle gagnerait, inaperçue, certaine barrière qui se trouvait à droite de la gare et où Antoine viendrait la chercher après avoir remis, le plus naturellement du monde, son billet au préposé.
— Au fond, dit Pierre, on pourra aussi bien supposer qu’elle est descendue à Lyon. Mais, ajouta-t-il par acquit de conscience, et en s’adressant à la jeune fille, vous êtes sûre de vouloir partir ?
— Tout à fait sûre. La seule pensée de revoir M. de Varennes me fait horreur. J’espère, cependant, que vous n’aurez pas d’ennuis à cause de moi ?
— Soyez tranquille, assura le conducteur en souriant. Je ne risque rien car je ne peux surveiller les agissements de chaque voyageur. En outre, je sais qu’avec M. Laurens vous ne risquerez rien vous non plus.
— Merci !… Merci de tout mon cœur. Je n’oublierai jamais ce que vous faites pour moi aujourd’hui !
Et, avant qu’il eût pu faire le moindre geste, Mélanie l’embrassait sur les deux joues – deux gros baisers sonores de petite fille ! –, puis elle alla prendre place près de la portière par où elle allait descendre tandis qu’Antoine s’installait de l’autre côté du wagon. Pour ne pas encombrer Mélanie, il s’était chargé de son sac et de son nécessaire, lui laissant seulement sa boîte à bijoux.
Il était, juste temps : le Méditerranée-Express entrait en gare d’Avignon en lâchant sa fumée comme dans un grand soupir de soulagement. Puis les freins grincèrent et enfin le convoi s’immobilisa au milieu d’un profond silence. Tout le monde dormait derrière les rideaux tirés des sleepings et il n’y avait personne sur le quai sinon, vers le fourgon arrière, un homme qui balançait une lanterne. Aidée de Pierre, Mélanie se glissa sur le ballast tandis qu’Antoine faisait toute une affaire de descendre sur le quai. Elle l’entendit lancer au conducteur un au revoir jovial et même tonitruant auquel celui-ci répondit par un : À bientôt, Monsieur Laurens !
En prenant bien soin de ne pas buter sur les rails, Mélanie gagna l’endroit qu’on lui avait indiqué et marcha le long d’une haie de fusains jusqu’à un passage sur voies qui rejoignait la barrière du rendez-vous. Après quoi elle attendit le départ du train.
Le cœur lui battait bien un peu en se lançant dans cette aventure, mais elle n’éprouvait rien de ce qu’elle avait craint et surtout pas de peur en quittant ce train où elle laissait Francis. Elle avait hâte, au contraire, de mettre la plus grande distance possible entre elle et l’homme qui s’était moqué d’elle si cruellement… Néanmoins, au moment où retentit le coup de sifflet du chef de gare, elle éprouva une petite émotion. Les wagons à contre-jour lui cachaient les reflets lumineux de la salle d’attente, du hall et de la consigne. D’autre part, elle se savait parfaitement dissimulée par le grand manteau qui occultait son tailleur clair. Elle n’était ici qu’une ombre parmi les ombres, peut-être même un peu plus foncée, et elle resta là sans bouger, attendant que le train eût disparu avant de se mettre en marche vers ce nouveau destin qu’il lui offrait.
Les rares portières ouvertes claquèrent et, lentement, les longues voitures de teck verni s’enfoncèrent l’une après l’autre dans les ténèbres. Enfin ce fut le fourgon et la lanterne rouge qui brillait en haut de sa paroi. Mélanie attendit encore un instant puis se mit en marche vers la barrière.
Lorsqu’elle l’atteignit, Antoine était là qui s’apprêtait d’ailleurs à sauter par-dessus. En l’apercevant, il eut un soupir de soulagement.
— Je ne vous voyais pas et je commençais à m’inquiéter.
— Pourquoi ? J’ai attendu que le train soit bien parti pour traverser les voies. J’avais un peu peur…
— De quoi ? De l’arrivée d’un autre train ?
— Non… Peut-être que celui-là ne veuille me retenir à toute force.
— Quelle idée ! Ce n’est qu’un hôtel sur roues et les hôtels ne retiennent pas les voyageurs. Surtout ceux qui sont très luxueux parce qu’ils n’ont pas d’âme…
En dépit de sa longue jupe, Mélanie franchit aisément la barrière qu’un cadenas maintenait fermée et n’eut pas besoin de la main que lui tendait son compagnon.
— Il n’y a pas encore si longtemps que je grimpais aux arbres, lui répondit-elle comme il la complimentait de son agilité.
— Vous pourrez vous entretenir chez moi. Il y en a de très beaux…
Une voiture automobile jaune et noir attendait un peu plus loin. Un homme coiffé d’une casquette d’où dépassaient des cheveux touffus se tenait debout à côté mais il faisait trop sombre pour que, à l’exception d’une imposante moustache, on pût distinguer ses traits.
— Vous le verrez mieux quand il fera plus clair, expliqua Antoine. C’est Prudent qui est à la fois mon mécanicien, mon intendant et le mari de ma cuisinière. Montez vite ! Nous avons encore une bonne trentaine de kilomètres à parcourir.
— Est-ce que vous ne me conduisez pas dans un hôtel comme c’était convenu ? Et ensuite chez un usurier ?
— Pourquoi pas chez un receleur tant que vous y êtes ? Ma petite demoiselle, si vous ne voulez pas que l’on vous retrouve de sitôt, ce n’est pas dans un hôtel qu’il faut aller. D’ici à trois jours tous ceux d’Avignon et des alentours seront fouillés. Chez moi vous n’aurez rien à craindre et vous pourrez décider dans le calme de ce que vous voulez faire. C’est en pleine campagne.