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— Vous êtes marié ?

— Il est un peu tard pour poser la question mais, rassurez-vous, je n’ai jamais eu envie de prendre femme. Ce qui ne veut pas dire qu’il n’y en a pas chez moi. Victoire, la femme de Prudent, saura prendre soin de vous. Nous y allons ? Quelque chose me dit que le temps pourrait changer et j’aimerais bien retrouver mes pantoufles !

Mélanie pensa aussitôt que cette histoire de pantoufles ôtait beaucoup au romanesque de son enlèvement par un peintre qui devait avoir du talent si l’on en jugeait à sa façon de vivre, mais après tout ce n’en était peut-être pas vraiment un. D’ailleurs, si les choses tournaient mal, ce monsieur Laurens n’aurait sans doute rien de plus pressé que de la remettre dans un autre train mais en direction de Paris cette fois. De toute façon, elle allait gagner ainsi quelques jours de tranquillité qui lui permettraient de décider elle-même de son avenir.

— Étendez-vous sur la banquette arrière, conseilla Antoine, et je vais mettre sur vous une couverture. Comme cela on ne vous apercevra même pas.

Il glissa son sac de nuit sous sa tête pour lui servir d’oreiller, l’installa aussi confortablement que possible puis se mit au volant tandis que Prudent s’attelait à la manivelle. La voiture trépida un peu et enfin démarra dans une majestueuse pétarade. Un peu déçue Mélanie dut se résigner à ne voir d’Avignon qu’un ciel d’un beau bleu profond où couraient des nuages. L’air était frais mais n’avait aucun point commun avec l’aigre bise qui l’avait fait frissonner au moment où elle sortait de la maison pour se rendre à l’église. Ici il y avait une pointe de douceur et aussi une senteur de lilas. La pensée qu’elle s’était mariée le matin même lui traversa l’esprit et lui parut absurde. Il lui semblait que cet événement se perdait déjà dans le temps et dans l’espace mais, comme elle avait encore sommeil, elle remonta la couverture jusqu’à ses oreilles et se rendormit sur l’agréable regret de ne pouvoir contempler la figure de Francis lorsqu’il s’apercevrait qu’elle avait disparu.

Elle ne dormit pas longtemps. Les cahots de la route et surtout la lumière lui firent ouvrir les yeux. Ne voyant que le dos des deux hommes assis devant elle et les premières flèches d’un joyeux soleil levant, elle demanda si elle pouvait se redresser et, en ayant reçu la permission, elle s’installa bien au fond du siège de cuir et regarda autour d’elle. Ce qu’elle découvrit lui arracha un cri d’admiration.

— Comme c’est beau ! s’écria-t-elle, ce qui lui valut un regard approbateur de Prudent.

Antoine, absorbé par la conduite de son véhicule, se contenta de hurler dans le vent :

— Heureux que cela vous plaise !

— Je serais difficile si je pensais autrement.

La terre, d’une belle couleur ocrée, dans laquelle le chemin était taillé, contrastait avec l’azur profond du ciel et le vert sombre des bois de pins que de grands cèdres bleus éclairaient par endroits. Un village aux toits d’un rose tendre avait l’air de dégringoler d’un petit nuage blanc où s’accrochait la ferronnerie compliquée de son église. Deux grosses tours rondes dont le temps avait usé les créneaux semblaient là pour le retenir sur sa pente cependant qu’autour de lui des vignes et des oliviers menaient leur pacifique assaut. Plus loin, c’était le moutonnement doux de petites montagnes bleues déchirées de grands rochers blancs.

Soudain, le village disparut, avalé par une route bordée de platanes plongeant vers un creux verdoyant où paressait un ruisseau que l’on passa sur un pont romain avant de remonter vers son aval. On l’abandonna ensuite pour un sentier fait de terre et de cailloux tout juste assez large pour le passage de la voiture et, soudain, après un tournant, une grosse maison forte apparut sur une hauteur. Faite de cette pierre safranée qui accrochait si bien le soleil, elle arrivait même, tant elle était chaleureuse, à donner un air d’amabilité à la vieille tour crénelée, respectable vestige du XIIIe siècle, qui avait l’air de regarder avec arrogance par-dessus son épaule de rocher le petit ravin tapissé de ronciers, de myrtes et d’arbousiers.

— C’est là que nous allons ! cria Antoine entre deux cahots. Je vous présente Château-Saint-Sauveur !

— C’est votre maison ?

— Oui, mais rassurez-vous, la face qui regarde le hameau, de l’autre côté, est beaucoup plus souriante…

— Ce côté-là me convient tout à fait. On dirait le château de la Belle au bois dormant…

— Pourquoi pas ? fit Antoine en riant. Néanmoins vous n’y trouverez aucune belle endormie, et seul le rôle de la bonne fée pourrait convenir à ma chère Victoire.

Mélanie pensa alors avec un rien d’inquiétude que cette Victoire, pour jouer convenablement son rôle de fée, devait être d’une foudroyante beauté, ce qui paraissait inimaginable quand on regardait son époux. En pleine lumière Prudent, avec ses touffes de cheveux gris et sa moustache qui semblait faite tout exprès pour souligner un gros nez rouge, n’avait vraiment rien, mais là rien du tout, du prince charmant !…

Quand on atteignit le plateau, Mélanie découvrit en effet une charmante demeure. Les vieux murs avaient été percés de fenêtres à petits carreaux qui faisaient une belle enfilade de chaque côté d’une haute porte cintrée. Seule, à la hauteur du toit en tuile romaine, une échauguette à mâchicoulis dominait la porte et rappelait que cette agréable demeure avait été une maison forte. Mais on l’oubliait vite pour admirer les grandes jardinières à guirlandes de vieille terre cuite qui alignaient tout au long de la façade un bataillon d’orangers et de lauriers. Sur les côtés de la maison, de grands pins parasols courbés par le mistral semblaient saluer le retour du maître.

Le bruit de l’automobile avait déjà attiré sur les marches du perron deux jeunes filles tellement semblables que Mélanie eut l’impression de voir double. Elles levaient les bras en l’air en signe de joie et souriaient de toutes leurs dents blanches. Leurs jupes rouges froncées sous des tabliers et des fichus fleuris dansaient autour de leurs chevilles habillées de coton blanc, et sous leurs bonnets blancs à volants de dentelle leurs figures rondes avaient la couleur et le velouté de jeunes pêches de vigne. D’un même élan elles se précipitèrent vers Antoine mais s’arrêtèrent net à la vue de cette jeune femme ébouriffée qu’il aidait à descendre de voiture :

— Voici Mireille et Magali, les petites-filles de Victoire et Prudent. Celle qui porte à son fichu un nœud de velours vert est Magali. Je n’ai jamais trouvé d’autre moyen de les reconnaître… Les filles, ajouta-t-il en tapotant les joues des deux sœurs, cette jeune dame est une parente éloignée que j’ai retrouvée par hasard à un moment où elle avait grand besoin de secours. Elle vient ici pour se reposer et pour avoir la paix. Autrement dit, je ne veux pas entendre de bavardages à son sujet. Compris ?

— Oui, monsieur Antoine ! firent les jumelles d’une même voix avant d’ajouter, toujours en chœur : Le bonjour, Mademoiselle ! Nous allons prendre bien soin de vous car vous avez l’air très fatiguée…

— Pas à ce point-là ! sourit Mélanie.

— C’est que vous êtes si pâle… dit Mireille.

— Qu’on dirait bien que vous revenez de maladie, compléta Magali en s’emparant des minces bagages de la « parente éloignée ».

Par la suite Mélanie devait constater que, lorsqu’elles ne s’exprimaient pas en chœur, les deux sœurs se partageaient les phrases : l’une commençait et l’autre achevait. Elles étaient devenues très fortes à cet exercice qui faisait d’elles une sorte de prolongement moderne du chœur antique. Cependant, devant la voiture, Prudent avait soulevé sa casquette et se grattait la tête :