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— Faudrait peut-être que je retourne en Avignon pour prendre les malles de la demoiselle, fit-il d’un ton de regret, en homme qui n’a guère envie de faire un nouveau voyage, parce que m’est avis qu’on les a oubliées…

— Sacrebleu, c’est vrai, s’exclama Antoine en regardant Mélanie avec angoisse. Vos malles sont restées dans le fourgon. J’avoue n’y avoir pas pensé…

— Moi si... mais ça m’est égal ! Je n’aime pas du tout les vêtements que ma mère m’a fait faire pour mon mariage. Ils iraient beaucoup mieux à une vieille dame…

— Le fait est ! approuva son hôte. Hier, au wagon-restaurant, je me demandais pourquoi vous vous habilliez si vieux, bien que cela sente le bon faiseur.

— Et vous n’avez pas vu ma robe de mariée ! C’est le résultat d’un complot entre ma mère et une certaine Lucille. Je crois qu’elles ont décidé que je ne devais à aucun prix être séduisante… De toute façon, je ne pourrais pas mettre ces horreurs : avant de quitter la gare j’ai jeté mon corset dans les buissons…

Antoine se mit à rire :

— Certaines jettent leur bonnet par-dessus les moulins. Avec vous c’est le corset dans les buissons ! Une excellente chose d’ailleurs : c’est l’objet le plus disgracieux que j’aie jamais vu !

— Alors je peux rentrer la voiture ? fit Prudent ravi.

— Oui et nous allons en faire autant ! conclut Antoine. Victoire doit se demander ce que nous faisons.

Prenant Mélanie par la main, il l’entraîna dans la maison au pas de charge et, sans lui laisser seulement le temps d’examiner les lieux, la précipita dans la plus grande cuisine qu’elle eût jamais vue. Là s’affairait une personne qui, si elle ne ressemblait en rien à la Belle au bois dormant, n’en avait pas moins l’air sortie tout droit d’un livre de contes anciens. Grande et de formes amples, elle portait l’élégant costume des femmes d’Arles : longue robe noire dont la ligne se trouvait un peu perturbée par les rebondissements de son corps, fichu d’une blancheur idéale dont l’ouverture encadrait une belle croix d’or pendue juste sous le cou par un ruban de velours noir. Sur son gros chignon strié de mèches blanches s’érigeait comme un point d’orgue le petit tronc de cône blanc ceint d’un nouet de mousseline neigeuse qui confère aux Arlésiennes une allure quasi royale.

Dans l’immense pièce voûtée qui captait la lumière du feu et du soleil par toutes ses casseroles de cuivre, Victoire remuait quelque chose dans un pot à l’aide d’une longue cuillère en bois qui se donnait des airs de baguette magique. Avec son profil accusé venu peut-être du fond des âges par le truchement de quelque barbaresque migrateur, elle eût évoqué assez bien une sorcière dans son antre si justement les objets qui l’environnaient n’avaient été si pleinement réconfortants.

Pas de cornues autour de la magicienne, pas de poudres suspectes, pas de vipères ou de crapauds baignant dans des liquides inquiétants mais, sur de longues étagères solidement arrimées aux murs blanchis à la chaux, une théorie de grands pots de grès dont les étiquettes de faïence fleurie tenues par des chaînettes annonçaient des confits, de la graisse d’oie, des foies de canard, de l’huile d’olive, de noix ou de pépins de raisin. Et, leur faisant face, des bocaux de verre pansus où se conservaient les tomates, les pâtissons, les champignons, les aubergines, les courgettes, les citrons confits et toute la gamme des légumes de printemps et des fruits de l’été ou de l’automne. De superbes jambons étaient pendus aux poutres brunes, séparés par des chapelets de saucisses, d’aulx, d’oignons, d’échalotes ou de piments, cependant qu’accrochées à un cercle de futaille des grappes de raisins muscat de la récolte précédente achevaient de sécher.

Il y avait aussi une grande armoire dont le bois couleur de châtaigne, ciré et astiqué depuis des siècles, faisait luire comme du satin des guirlandes de fleurs et de fruits que l’habileté du sculpteur avait fait surgir des profondeurs d’un hêtre. Et puis une immense table de chêne, longue et étroite, des chaises de paille et même deux vieux fauteuils sculptés. Une panetière ajourée comme un drap de noces était pendue entre des planches garnies les unes d’anciens moules de cuivre et d’étain évoquant les gaufres, les madeleines, les savarins et les brioches, les autres de terrines en faïence coloriée avec leurs couvercles qui figuraient les lièvres, lapins, canards, oies et faisans dont elles étaient destinées à contenir les chairs savoureuses. Enfin, sur le manteau de l’énorme cheminée brillaient, autour d’une jolie Vierge de vieux Moustiers, de charmants pots à épices décorés de roses bleues. Une délicieuse odeur de pain chaud et de caramel flottait sur tout cela.

À l’entrée bruyante d’Antoine, Victoire tourna la tête et le considéra par-dessus les fines lunettes d’acier qui chaussaient son grand nez. Son sourire chaleureux engloba Mélanie dont la présence ne parut pas la surprendre le moins du monde.

— Asseyez-vous tous les deux, fit-elle tranquillement. Les petites vont vous servir. Moi je ne peux pas quitter, pour le moment, mes confitures de tomates vertes. La bienvenue, demoiselle ! J’espère que vous vous plairez ici  En me levant, j’ai mis des draps à la chambre bleue.

Antoine alla l’embrasser sur les deux joues non sans bousculer un peu le fragile édifice de mousseline. Elle le repoussa avec bonne humeur mais il était évident qu’elle l’aimait de tout son cœur.

— Comment pouviez-vous savoir que j’allais venir, objecta Mélanie…

— Je le savais…

— Victoire sait toujours tout d’avance ! soupira le peintre, en tirant une chaise pour l’offrir à son invitée. Elle fait des rêves ou alors elle voit des choses dans un verre d’eau. D’ailleurs, vous pouvez constater qu’il y a une tasse pour vous…

— Mais, monsieur Prudent ?

— N’apprécie pas les raffinements du petit déjeuner à l’anglaise ou à la française. Ce qu’il lui faut c’est un quignon de pain frotté d’ail, une grosse tranche de jambon et un petit coup de blanc…

Mélanie savoura le café odorant comme d’ailleurs la brioche chaude, le beurre frais enveloppé d’une feuille de vigne et les délicieuses confitures de mandarines, de cédrats et de fraises qui l’accompagnaient. Entre le feu qui flambait dans la cheminée et cette table si accueillante elle en venait à oublier le côté étrange, voire absurde, de cette aventure dans laquelle son indignation l’avait jetée. Hier encore elle n’avait jamais aperçu cet homme à la carrure si rassurante dont les yeux bleus lui souriaient d’un air encourageant par-dessus le bouquet de mimosa qui moussait sur la nappe. Elle n’avait seulement jamais entendu son nom, ce qui était étonnant étant donné la passion de Grand-père pour la peinture. Et voilà qu’au bout d’une nuit insensée elle se retrouvait au cœur même de son intimité, dans sa maison et au milieu de ses familiers ! Mieux encore, elle se sentait à l’aise parmi eux, plus proche de ces étrangers qu’elle ne l’avait jamais été de sa mère ou de ce qui pouvait rester de sa famille à présent que Grand-père n’était plus…

Autour d’elle, on parlait de choses et d’autres. Antoine prenait des nouvelles du pays et aussi des plantations de son domaine. Il plaisantait avec les jumelles tout excitées parce qu’il leur avait annoncé des petits cadeaux parisiens, mais personne ne lui posait, à elle, la moindre question. On lui souriait, on la servait, on faisait en sorte qu’elle se sente bien, mais visiblement ces femmes attendaient que le maître leur apprît ce qu’elles devaient savoir à son sujet et ne se seraient pas permis de se montrer curieuses. Ce qui était tout de même bien surprenant. Il fallait que cet Antoine Laurens fût d’une qualité exceptionnelle pour maîtriser ainsi la langue des femmes, surtout quand il s’agissait de jeunes bavardes étourdies comme les jumelles.