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Le repas terminé, le peintre tira de sa poche une grosse pipe brune et l’alluma après s’être assuré que son invitée n’en craignait pas la fumée.

— Allez donc prendre possession de votre chambre et vous reposer un peu ! dit-il en se levant pour aider Mélanie à en faire autant. Après déjeuner, je vous ferai visiter la maison et le jardin. Et comme vous aurez sans doute envie de vous changer, on va prendre vos mesures, si toutefois cela ne vous ennuie pas de vous habiller à la mode du pays… en attendant mieux.

La chambre bleue devait son nom à la vieille perse ornée de camées et d’arabesques qui l’habillait entièrement à l’exception de la voûte ronde d’où tombait comme un pendule irisé un grand lustre de Venise en verre bleu, blanc et or. Elle tendait aussi les meubles Directoire laqués d’un joli gris pâle relevé de filets bleus. Un immense tapis aux mêmes couleurs couvrait presque toute la superficie de la pièce, ne laissant qu’entrevoir le carrelage d’un beau rouge profond qui composait le sol. Un grand bouquet de pivoines couleur de rubis s’épanouissait sur la console placée entre les deux fenêtres, devant un miroir ancien dont le mercure terni dessinait d’étranges formes. Le mince bagage de la rescapée était placé sur deux sièges, mais la mallette aux bijoux reposait sur une coiffeuse Louis XVI auprès d’oiseaux en pâte tendre et de flacons faits de cette rare porcelaine de Vincennes dont chacun sait qu’elle a donné naissance aux merveilles de Sèvres. Un feu clair brûlait dans la cheminée de pierre, rendu nécessaire par le vent froid venu des montagnes qui commençait sa course à travers la Provence, faisant chanter les haies de roseaux qui protégeaient les cultures et courbant les ifs noirs et les grands pins chevelus.

Sur le lit, la chemise nuptiale s’étalait, ravissante et dérisoire, auprès du déshabillé assorti. Cela servait tout juste à rendre plus flagrant le dénuement actuel de Mélanie par contraste avec le luxe qu’elle avait volontairement abandonné, et elle leur jeta un regard lourd de rancune car en vérité elle les avait assez vus. Aussi, roulant ensemble les deux pièces de lingerie, elle les jeta dans un coin sous l’œil éberlué des jumelles.

— Vous n’aimez pas cela, demoiselle ? fit Magali.

— C’est pourtant bien joli ! compléta Mireille.

— Alors prenez-les, je vous les donne, soupira Mélanie. Si en échange vous pouviez me trouver quelque chose pour dormir ?

D’un même élan, les deux filles fondirent sur les objets dédaignés et s’envolèrent vers la porte en clamant d’une même voix :

— Tout de suite, demoiselle ! Et merci beaucoup !

Un moment plus tard, enrichie d’un peignoir en pilou fleuri et d’une paire de chaussons de feutre un peu trop grands pour elle, Mélanie, enveloppée d’une chemise de toile brodée d’une tulipe au point de croix, s’enfonçait avec béatitude, tous volets fermés, dans les moelleuses profondeurs d’un matelas de laine douce et d’un sommeil réparateur. Elle s’y trouva même si bien qu’elle se réveilla seulement le soir venu quand Victoire vint lui porter sur un plateau une épaisse soupe aux légumes fleurant bon le beurre frais, du jambon, du fromage de chèvre et de la compote de poires qu’elle dévora avec enthousiasme. Après quoi elle se laissa retomber dans ses oreillers :

— Est-ce que vous croyez que je peux me rendormir ? demanda-t-elle. Mon… mon cousin ne trouvera pas que j’exagère ?

— Si vous vous en sentez, ne vous gênez pas ! Monsieur Antoine s’est enfermé dans son atelier et il va sûrement y passer la nuit. Rassurez-vous, il a un divan. Et que vous restiez couchée ça nous arrange : demain vous aurez de quoi vous habiller.

— Oh !… j’ai bien peur de vous causer beaucoup de dérangement, madame Victoire…

Sous leurs noirs sourcils, les yeux de celle-ci s’arrondirent, ce qui permit à Mélanie de constater avec étonnement qu’ils étaient de la couleur exacte de ces myosotis sur lesquels Fräulein soupirait si souvent.

— Qué dérangement ? fit-elle en riant. La maison est assez grande pour loger deux douzaines de personnes sans que ça gêne. Au temps du père de Monsieur Antoine, fallait voir tout le beau monde qui venait ici ! Mais à présent…

— Il n’aime pas recevoir ?

— Lui ? C’est un ours… un ours gentil bien sûr, mais vous devez le connaître puisque vous cousinez ?

— Eh bien… pas tellement ! Nous… ne nous sommes pas souvent rencontrés…

— Peut-être même que vous ne l’aviez jamais vu parce qu’il faut dire que vous êtes bien jeunette ! Allez, demoiselle, ne vous mettez pas la cervelle à l’envers ! Il n’a pas grand-chose de caché pour moi, notre Antoine, et il m’a dit ce que je devais savoir…

— Il a dit…

— Chut !… Ce qu’il fait, il le fait bien et, croyez-en la vieille Victoire, s’il vous a amenée ici c’est parce que ça lui faisait plaisir. Autant que vous le sachiez : depuis la mort de sa pauvre mère il y aura vingt-trois ans à la Saint-Grégoire, aucune femme ou fille, cousine ou pas, en dehors de moi et des petites, n’a couché dans cette maison. Si vous y êtes, c’est qu’il vous en a jugée digne ! À présent, je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Mélanie… et aussi la bienvenue chez nous !

Bien après minuit Mélanie s’éveilla. Le feu dans la cheminée n’était plus que braises mais il donnait encore un peu de lumière. Assez pour qu’en s’éveillant dans une chambre inconnue la jeune fille retrouvât tout de suite le fil de ses idées. Elle resta un long moment étendue dans ce lit qui fleurait bon la lavande, essayant d’apprendre les bruits nocturnes de cette maison inconnue, mais elle était tout à fait silencieuse. Pas un craquement de bois, pas un trottinement de souris, rien qui pût inquiéter l’imagination, rien qui pût troubler la paix profonde dans laquelle choses et gens reposaient !

Mélanie se leva et alla vers une fenêtre dont elle repoussa les volets. La douce nuit provençale l’enveloppa comme un manteau. Le vent s’était calmé, la laissant sereine et claire avec les myriades d’étoiles qui la faisaient scintillante. Elle s’étendait sur la campagne où les cyprès tentaient vainement de l’assombrir. L’air nocturne était d’une pureté de cristal. Il portait, mêlé au parfum des herbes de la montagne, une vague odeur d’étable. Celle-ci devait être toute proche car on entendit bêler une brebis. Une chouette lui répondit avec calme, comme pour l’apaiser.

Mélanie aussi se sentait apaisée. La cruelle déception qui l’avait basculée dans une sorte de folie mortelle, même cela s’estompait comme un mauvais rêve… Tout avait disparu et elle se tenait à présent au bord d’un monde nouveau bien différent de ce qu’elle espérait trouver au bout du double fil tendu des rails. Équilibriste maladroite, elle en était tombée et se serait brisée si des mains chaleureuses ne l’avaient saisie. À présent, elle sentait autour d’elle les pierres de Château-Saint-Sauveur amicales et rassurantes comme un refuge.

Cependant, elle gardait assez de bon sens pour comprendre que son chemin ne pouvait pas s’arrêter là, même si, à cette minute, elle ne désirait rien de mieux. Elle n’en avait pas fini avec Francis de Varennes et ce n’était ici qu’une halte bienfaisante qui lui permettait de reprendre souffle, de faire le point comme en mer les capitaines de navires. D’autres batailles viendraient pour lesquelles il lui fallait se préparer afin d’en sortir victorieuse et, si possible, par elle-même, car elle se jugeait émancipée par le mariage et entendait diriger seule, désormais, le cours de sa vie. Néanmoins, les bons conseils seraient toujours les bienvenus et il serait doux, à l’avenir, de savoir que, dans ce coin perdu de Provence, il y aurait pour elle un refuge… si toutefois Antoine Laurens voulait bien lui donner son amitié. C’est ainsi, tout au moins, qu’elle interprétait la bienvenue de Victoire et il y avait là plus qu’une phrase de courtoisie.