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— Le chinois ! Où l’avez-vous donc connu ?

— En Chine, justement. Moi je voyageais pour mon plaisir et pour trouver des sujets d’inspiration un peu neufs. Quant à Pierre il était interprète à la Légation de France, à Pékin. Nous nous sommes rencontrés pendant le fameux siège de juin-juillet 1900 lorsqu’une poignée de soldats et de diplomates tenait tête aux Boxers, à la plus grande partie de la ville et de la région sans compter le gouvernement de cette vieille diablesse de Ts’eu-hi qui jouait le jeu le plus hypocrite que j’aie jamais vu.

Mélanie ouvrit de grands yeux. Elle n’avait guère entendu parler des Chinois chez Mlle Désir sinon pour apprendre que leurs enfants étaient affreusement malheureux et que l’on avait quelque chance de leur venir en aide en récoltant les feuilles de papier d’argent enveloppant les tablettes de chocolat du goûter. Elle n’avait jamais très bien compris par quel miracle l’œuvre missionnaire de la Sainte-Enfance(9) pouvait, avec ces petits bouts de papier brillant, empêcher les affreux parents chinois de jeter aux cochons leurs enfants excédentaires – les filles surtout ! – et même les prendre en charge pour en faire de petits chrétiens. Néanmoins, elle donnait non seulement ce qu’on lui demandait mais encore la tablette emballée, le chocolat lui paraissant un don plus profitable, pour des enfants, que son enveloppe. Elle était très surprise, d’ailleurs, d’apprendre qu’il y eût, dans ce pays barbare, des diplomates comme, par exemple, le père de Johanna, et elle souhaitait en savoir davantage.

— Je n’ai jamais entendu parler de ce « fameux siège », fit-elle, honteuse tout de même d’être si peu savante. Il est vrai que, dans ma famille, personne n’a jamais fait partie d’une ambassade ou d’une légation…

Antoine la contempla un instant avant de répondre :

— Vous croyez ? Votre grand-père, néanmoins, a beaucoup fait pour le Quai d’Orsay sans posséder le moindre titre. La puissance de l’argent, quand elle est employée à bon escient, permet de rendre bien des services à la patrie. Je me suis même demandé si ce rôle, un peu occulte, qu’il jouait n’est pas responsable de sa disparition ?…

— Ce que vous dites me rappelle que les journaux ont fait allusion à… une société secrète chinoise.

— Les journaux ont écrit beaucoup d’âneries. M. Desprez-Martel n’avait certainement rien à faire avec les problèmes chinois et la vieille impératrice Ts’eu-hi n’a jamais dû entendre parler de lui. Il s’intéressait beaucoup plus à l’Afrique noire et au Maroc, d’après ce que j’en sais. Ainsi qu’à la Russie… Mais nous n’allons pas parler politique ! Ce n’est pas de votre âge.

— Et surtout, soupira Mélanie confuse, je ne suis pas certaine de m’y intéresser vraiment. En revanche, j’aimerais que vous me racontiez ce qui s’est passé à Pékin et comment vous avez connu Pierre Bault ?

— Quand on se bat côte à côte on devient vite amis. C’est ce que nous avons fait tous les deux durant des jours et des jours à l’ambassade d’Angleterre…

— Pourquoi d’Angleterre ? Il n’y avait pas d’ambassade française ?

— Que si ! Et une belle ! Aux mains d’un grand diplomate, M. Stephen Pichon, qui est actuellement notre Résident général à Tunis. Cela n’a pas empêché notre ambassade d’être à moitié détruite par les bombes, comme d’autres d’ailleurs, et c’est ainsi que tout le monde s’est retrouvé chez les Anglais… Mais je vous raconterai cela plus tard. Voilà la cloche du déjeuner et, quand Victoire fait un soufflé au fromage, elle devient intraitable si on a le malheur d’arriver en retard. On a juste le temps de descendre et de se laver les mains.

Le soufflé était aérien et crémeux à souhait, pourtant Antoine l’avala sans paraître y attacher plus d’importance que s’il se fût agi d’un quelconque ragoût. Visiblement, il suivait une idée fixe et demanda deux ou trois fois si les journaux n’étaient pas arrivés. Naturellement, Mélanie ne réussit pas à le ramener sur le sujet qui lui plaisait tant : la lutte héroïque de quelques centaines d’Européens contre la moitié de la Chine. Et quand elle tenta d’y revenir, Antoine la rabroua sans ménagement :

— Plus tard, si vous voulez bien ! Ce genre d’histoire n’a pas sa place au milieu des plaisirs de la table.

Mélanie se le tint pour dit et n’insista pas. Elle découvrait d’ailleurs qu’il était agréable de saisir l’instant et elle se sentait bien auprès de cette grande table couverte de lin candide, en face de ce feu flambant qui mettait de si belles lueurs roses sur les visages des convives. Les yeux des jumelles brillaient comme les braises du foyer. Prudent qui devait dormir avec sa casquette mangeait avec la régularité d’une horloge, le nez dans son assiette, ne le relevant que pour en introduire le bout dans sa grande tulipe de cristal où un vin couleur d’aurore semblait renaître au fur et à mesure qu’il disparaissait.

Quand Magali posa sur la table la cafetière d’argent, un gamin surgi de la porte donnant sur le potager comme un diable de sa boîte, brailla : « Salut la société ! » et précipita entre les tasses, vides pour la plupart fort heureusement, un paquet de journaux sur lequel Antoine fondit comme l’aigle sur sa proie avant de s’enfuir en direction de son atelier.

Après un instant de surprise, Mélanie le suivit et non sans une légère hésitation poussa la porte. Le peintre, assis sur son divan, était environné de journaux dépliés et de bandes arrachées. Il y avait là les plus importants des quotidiens nationaux. Le Petit Parisien était dans les mains d’Antoine quand il leva sur la jeune fille un regard chargé d’orage :

— Rien ! soupira-t-il. Pas un mot ! Pas une ligne ! Il semble que personne ne se soit aperçu de votre disparition !

— Vous êtes sûr ? Je m’attendais à je ne sais quelle histoire invraisemblable, surtout si peu de temps après la disparition de Grand-père… et dans un train.

— Moi aussi ! Pourtant, il faut bien se rendre à l’évidence : personne ne semble s’intéresser à vous. Et quand on connaît les journalistes comme je les connais, c’est proprement effarant ! Même le Petit Parisien qui fait du roman à longueur d’année semble ignorer qu’une jeune femme de la meilleure société a quitté le Méditerranée-Express sans tambour ni trompette ! Normalement votre… mari devrait passer son temps arc-bouté contre sa porte pour empêcher la presse d’envahir son appartement.

— C’est aussi ce que je pensais et cette idée me gênait un peu car ce n’est pas très amusant de jouer les héroïnes de romans-feuilletons. Il n’y a vraiment rien ?

— Voyez vous-même ! C’est inimaginable…

S’agenouillant sur le tapis, Mélanie prit un journal puis un autre. On annonçait que l’on venait de voter aux États-Unis une nouvelle loi sur l’émigration établissant une taxe et précisant qu’en aucun cas le pays ne serait accessible aux anarchistes européens. Il était question aussi de la construction d’un chemin de fer entre Constantinople et Bagdad mais c’était bien la seule nouvelle ferroviaire ! Et quand on se souvenait du débordement d’encre d’imprimerie qu’avait suscité la disparition de Grand-père, c’était assez incroyable.

— Il doit bien y avoir une raison ? soupira-t-elle.

— Si vous en voyez une, faites-la moi donc partager ?

— Je ne sais pas… et je vais peut-être dire une bêtise. Sûrement même, mais peut-être que M. de Varennes ne s’est pas aperçu de mon départ.

— Je ne vois pas du tout comment il aurait pu ne pas le remarquer. Vous croyez qu’il ne s’est réveillé qu’à Menton ? Le conducteur ne lui aurait pas permis.

— Nous ne savons pas où allait la danseuse. Il est peut-être descendu avec elle, à Nice ou à Monte-Carlo ?