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— En vous laissant continuer toute seule ? Ma chère enfant, nous nageons là en pleine folie. C’est sans doute un mufle mais à ce point-là… Cela me paraît beaucoup.

— Alors je ne sais plus que penser…

— Oh, moi non plus, mais nous n’allons pas en rester là ! Lisez tout cela si ça vous amuse, moi je sors !

— Où allez-vous ?… Je peux peut-être vous accompagner ?

— Ce serait bien la dernière chose à faire ! Je vais à la poste d’Avignon téléphoner à Pierre Bault. À cette heure il doit être rentré chez lui…

— Il a le téléphone ?

— Pourquoi pas ? Ce n’est pas le seul apanage des gens riches et il est fonctionnaire de l’État ! Il faut que nous sachions ce qui s’est passé quand le train est arrivé en gare de Menton.

Et, laissant Mélanie se demander comment il pouvait être si bien documenté sur les habitudes et les horaires d’un employé des Chemins de fer, Antoine Laurens s’éclipsa dans un grand fracas de portes claquées.

Chapitre VII

ÉTRANGE COMPORTEMENT !…

Ce qu’Antoine, à son retour d’Avignon, apprit à Mélanie et à Victoire, réunies sous le manteau de la cheminée, était proprement invraisemblable. Il s’en rendait tellement compte qu’il attendit qu’on lui eût servi la soupe – il était tard et les jumelles avaient déjà gagné leur chambre tandis que Prudent, à la basse-cour, « fermait » les poules – pour commencer son récit. Et même il avala trois ou quatre cuillerées qui illuminèrent son visage fatigué d’une roseur de bien-être, puis il tendit son verre à Mélanie pour qu’elle l’emplît d’un vin épais des Baronnies qu’il affectionnait. Il le vida, le tendit à nouveau mais avant d’y revenir retourna à son assiette qu’il vida jusqu’à faïence nette avant de se laisser aller contre le dossier de son fauteuil. Et même là, il prit encore un temps avant de déclarer à la jeune fille qui bouillait de curiosité :

— Eh bien, ma belle, je me demande si on ne vous a pas rendu un grand service, Pierre et moi, en vous faisant quitter ce train sans en avertir personne.

— Inutile de vous poser cette question ! Vous m’avez rendu un grand service…

— Je n’en étais pas certain mais à présent j’en suis sûr.

Écoutez plutôt ! Mais, je vous en prie, ne m’interrompez pas pour que je ne perde pas le fil de mon histoire !

— Promis !

— Alors, voilà ce que m’a raconté Pierre. Je ne vous cache pas qu’il n’en est pas encore revenu.

Il s’était passé ceci : vers le lever du jour, entre Avignon et Marseille, le conducteur qui faisait semblant de dormir aperçut, sous le bord baissé de sa casquette, le marquis de Varennes qui regagnait son compartiment sans faire le moindre bruit, après quoi il ne se passa plus rien dans le sleeping jusqu’aux approches du petit déjeuner où il devait réveiller les voyageurs selon l’ordre que leur fantaisie lui avait indiqué.

Sachant fort bien qu’il n’y avait plus personne chez la jeune marquise, il attendit qu’une bonne moitié du wagon se fût rendue au wagon-restaurant pour aller frapper chez Francis. Celui-ci n’avait pas dû beaucoup dormir car il réagit de façon plutôt grossière :

— Fichez-moi la paix ! Je n’ai pas demandé à être réveillé.

— Je sais, Monsieur, mais je crois tout de même urgent de vous parler.

— De quoi.

— Il s’agit d’une chose que je ne saurais crier à travers la porte.

Avec mauvaise humeur, Francis ouvrit, montrant un visage aux traits tirés, à la bouche amère et aux cheveux en désordre, ce qui n’étonna pas beaucoup Pierre : il s’était fait servir trois bouteilles de champagne durant la nuit.

— Eh bien, que voulez-vous ?

— Je désire vous apprendre que madame la Marquise ne se trouve plus dans son compartiment.

— Ah !

Constatant que le voyageur ne semblait pas autrement surpris, Pierre attribua cette absence de réaction au vin ingurgité mais, soudain, Varennes parut se réveiller :

— La belle affaire ! Elle est en train de prendre son petit déjeuner…

— Seule ? Et avec ses bagages ? Ce serait pour le moins surprenant mais je peux assurer qu’elle n’y est pas. Je suis allé voir.

— Vous dites qu’elle a pris ses bagages ?

— Sauf ceux qui sont au fourgon, bien sûr. Il ne reste rien chez elle…

Un mari normal eût été affolé ou, tout au moins, très inquiet. Or, il n’en fut rien. Au contraire, le conducteur aurait juré qu’il avait vu un imperceptible sourire sous la moustache du marquis mais l’éclair vif qui traversa ses yeux las ne relevait pas de l’imagination. Et, tout de suite après, il se livra à une scène par trop bizarre pour ne pas sentir la comédie à plein nez : se laissant retomber sur sa couchette, il se prit la tête à deux mains :

— Mon Dieu ! gémit-il, elle a recommencé !

— Recommencé ? Mais quoi ?

— Elle s’est enfuie, bien sûr !… Vous êtes certain de ne pas l’avoir vue descendre du train… à Lyon ? Ou à Avignon ?

— Mais… non.

— C’est effrayant !

Et Varennes, s’assurant que sa porte était bien fermée et que personne ne stationnait devant, confia à cet homme qu’il avait si mal traité jusque-là ce qu’il appelait « le cauchemar » de sa vie. Selon lui Mélanie, depuis la disparition de son grand-père qu’elle avait fort mal supportée, était sujette à des fugues. Quand on la conduisait quelque part, elle s’arrangeait pour échapper à la surveillance des siens afin d’aller vagabonder dans la campagne sous le prétexte qu’elle voulait à tout prix retrouver « Cher Grand-Papa »…

— Étant donné qu’elle m’aime profondément, ajouta-t-il, sa pauvre mère et moi avons pensé que le mariage pourrait avoir sur son état une influence bénéfique mais, en la conduisant à Menton, sous couleur de passer notre lune de miel dans la propriété d’un ami, je pensais la faire examiner par un psychiatre de mes amis qui opère des cures vraiment miraculeuses…

En dépit de la promesse qu’elle venait de faire, Mélanie ne put retenir un cri d’indignation :

— Un psychiatre ? Il m’emmenait chez un psychiatre ? Autrement dit dans une maison de fous ?… Mais qu’est-ce que c’est que cet homme que j’ai épousé ?

Elle leva vers ses compagnons un regard plein d’épouvante puis éclata en sanglots. Immédiatement Victoire se leva et vint entourer ses épaules d’un bras protecteur :

— Je savais que c’était une bonne chose qu’on vous amène ici, demoiselle, mais je ne pensais pas que c’était à ce point… Pleurez un peu, cela vous fera du bien ! Je vais vous donner quelque chose qui vous remettra.

D’autorité, elle prit le bras d’Antoine et le mit à la place du sien tandis qu’elle allait ouvrir la grande armoire pour en tirer un flacon enveloppé d’un tressage d’osier. Antoine fit d’abord la grimace mais n’osa pas ôter son bras, comprenant bien que cette pauvre petite qui n’avait pas versé une larme depuis leur rencontre avait besoin de lâcher les vannes. Même, soudain attendri, il se pencha un peu plus, essuya ses lèvres graissées par les rillettes qu’il venait d’attaquer au moment de l’explosion de Mélanie, et posa un baiser sur ses cheveux soyeux qu’elle relevait seulement d’un ruban vert. Cependant Victoire emplissait un petit verre d’une belle liqueur ambrée qu’elle porta aux lèvres de la jeune fille.

— Buvez ça ! intima-t-elle. Vous vous sentirez mieux. C’est de l’élixir du mont Ventoux, une vieille recette des bergers.