— Voulez-vous me permettre une question indiscrète ?
— Bien sûr…
— Êtes-vous capable d’analyser vos sentiments envers ce M. de Varennes ?
— Pourquoi ?
— J’ai besoin de le savoir… et faites-moi la grâce de penser qu’en vous demandant cela je n’obéis pas à une vulgaire curiosité. S’il reste dans votre cœur une parcelle de tendresse pour ce personnage, il faut me le dire.
— Pourquoi ? répéta Mélanie plus bas, si bas même que le mot fut à peine audible :
— Parce que je veux bien risquer de mourir pour vous mais je ne veux pas être le dindon de la farce !
— Mourir pour moi ?…
Le bougeoir s’échappa des mains de la jeune fille et roula sur le tapis. Antoine écrasa la flamme d’un coup de talon et l’odeur de laine brûlée les enveloppa. Antoine y était allergique et il éternua plusieurs fois, ce qui atténua beaucoup l’élément dramatique de la phrase. Il allait d’ailleurs la corriger, ne voulant pas que l’imagination de sa protégée s’emballât là-dessus, mais il n’ajouta rien : le regard presque violet de Mélanie venait de s’illuminer. Des milliers d’étoiles y scintillaient et Antoine comprit qu’avec trois mots tout bêtes il venait d’ouvrir devant elle les portes du rêve… Quelle femme, en effet, n’a souhaité être une héroïne romantique pour laquelle les hommes se battent ?… Tout de même et parce que cela lui paraissait indigne d’elle, il faillit parler quand sa voix intérieure le fit taire…
« Laisse-la tranquille ! Tu vas dire des pauvretés… »
C’est vrai qu’elle semblait heureuse, tout à coup. Elle regardait cet homme enveloppé d’un halo doté qui parlait de mourir pour elle… Alors, elle vint à lui, comme l’alouette attirée par le miroir. Elle vint même tout contre lui et, se haussant sur la pointe des pieds, elle posa ses lèvres sur les siennes. Ce ne fut qu’un instant fugitif, le temps d’un battement d’aile de papillon, quelque chose de léger, de tendre et d’infiniment précieux. Antoine eut l’impression qu’une fleur venait de se poser sur sa bouche y laissant une fraîcheur d’aube et un parfum d’herbe mouillée. Ce baiser fut si délicieux qu’il ferma les yeux pour en retenir la saveur.
— Mélanie ! murmura-t-il et ses mains s’étendirent pour saisir, pour étreindre, mais ne rencontrèrent que le vide. Il comprit alors qu’il n’y avait plus rien devant lui sinon l’obscurité du long couloir. Puis il entendit la porte se refermer doucement, tout doucement, comme si le moindre bruit risquait de rompre ce lien fragile, ce fil de la vierge qui venait de se tisser entre eux.
Il ne devina pas que Mélanie, collée de la nuque aux talons au battant refermé, dut rester là un long moment, dans l’ombre rose des flammes de la cheminée, pour que les battements désordonnés de son cœur finissent par se calmer. Dans cet émoi, Francis n’avait aucune part. L’ignominie de sa conduite l’avait chassé du cœur de la jeune fille comme un coup de vent un peu violent s’engouffrant dans une porte ouverte chasse les balayures du seuil, et elle avait honte à présent d’avoir paré cet homme de tant de vertus et d’y avoir accroché ses rêves. Même la vague jalousie que lui inspirait naguère sa mère avec ses yeux mourants et ses décolletés hypocrites était emportée par ce vent-là. Sans doute Albine n’avait-elle aucune part dans le complot cynique où sa fille avait manqué se perdre mais bien des incidents, sans épaisseur à première vue, revenaient à sa mémoire et l’ancraient dans l’idée que sa mère avait souhaité, voulu, préparé ce mariage autant et plus que l’innocente qui en était l’enjeu. Peut-être parce qu’elle aimait Francis elle aussi mais avec cette tragique excuse d’une femme qui se sait proche du déclin et pour qui cet amour a d’autant plus de prix qu’il est peut-être le dernier…
Pourtant, à mesure que coulaient les minutes, l’émoi de Mélanie ne s’apaisait pas, bien au contraire. Elle découvrait en elle des appels étranges, des désirs inconnus et délicieux comme l’approche même de la nuit nuptiale n’en avait pas suscité en elle. Un besoin de se donner et d’être prise, de se fondre dans la chaleur d’un autre corps… Mais celui qu’elle voyait s’approcher d’elle sur l’écran noir de son imagination, ce n’était plus Francis… Il n’avait pas encore de visage ni de corps d’ailleurs car, en dépit de quelques visites au musée du Louvre, Mélanie était incapable d’imaginer ce que pouvait être la nature d’un homme. Celui de son rêve n’avait que de grandes mains brunies sur lesquelles frisaient des poils décolorés par le soleil et des poches sous les yeux mais ces yeux avaient le bleu de la mer profonde...
Lentement, comme si elle était au pouvoir d’une hypnose, Mélanie quitta enfin sa porte et marcha vers le grand miroir taché qui érigeait son cadre d’or roussi entre les fenêtres aux rideaux tirés. Elle vit son image y apparaître, floue et imprécise d’abord puis plus nette à mesure qu’elle approchait. Le grand vase chinois d’où jaillissaient les fleurs la gêna. Elle le prit dans ses bras et le posa à terre puis elle resta là un moment, immobile, en face de cette image lumineuse qui semblait venir de l’au-delà. Alors, presque sans bouger et surtout sans quitter des yeux le regard du reflet, elle commença à ôter ses vêtements un à un jusqu’à ce que le dernier chût à ses pieds. Puis elle dénoua ses cheveux et, alors seulement, cessa de se mirer dans cet autre regard pour contempler son corps…
Le miroir lui renvoyait une mince forme pâle qui semblait surgir de quelque profondeur marine tant elle était diffuse avec des reflets de nacre verte. Et puis soudain, un éclat de feu, le brusque réveil d’une bûche qui s’enflamme, fit vivre la chair, dessina tendrement les jeunes seins sur la forme parfaite desquels, comme sur ceux d’Aspasie, on aurait pu mouler une coupe grecque, la courbe encore frêle mais si douce des épaules et la blancheur soyeuse du ventre érigée sur le double fuseau des longues jambes, avec, au point de rencontre, comme un joyau flou, un friselis d’or…
Un léger bruit la fit tressaillir. Antoine venait de quitter sa chambre, sans doute pour gagner son atelier. Elle savait qu’il s’y réfugiait quand il avait peine à trouver le sommeil. Alors elle décida de l’y rejoindre.
Comme si une force intérieure la poussait hors du chemin sage de son enfance, elle se détourna de ce miroir qui venait de lui révéler sa propre beauté et sans prendre la peine de ramasser un peignoir, ou de chausser des pantoufles, elle marcha vers la porte, l’ouvrit et sortit dans la petite galerie où donnaient les chambres. Elle savait qu’elle n’avait pas à craindre de rencontre car Victoire et Prudent dormaient au rez-de-chaussée dans une grande pièce côté jardin et qui se trouvait auprès du fruitier.
Nue comme Ève au premier matin du monde et sans rien sentir du froid des dalles, elle marcha vers l’escalier qui menait à la terrasse, passant devant de vieux portraits de femmes aux têtes poudrées que son audace effarait et d’hommes en perruques dont le regard mort s’animait d’une lueur mais elle ne les voyait pas, ne pensant qu’à celui auprès duquel tout l’appelait, à la chaleur de ces mains qui allaient se poser sur elle. L’idée ne lui venait même pas qu’il pût refuser le don qu’elle voulait lui faire car elle savait qu’il serait sans second et que si, cette nuit, Antoine refusait son offrande, il n’y aurait plus que le vent et l’eau du torrent pour la recevoir…
Elle avait décidé, ce soir de jouer sa vie à pile ou face : ou bien un homme qui lui plaisait, un homme de valeur, ferait d’elle une femme ou bien elle ne serait plus car elle ne se sentait plus le courage d’aborder le labyrinthe ténébreux des desseins de Varennes avec pour seules armes sa jeunesse et son inexpérience… et la certitude de ne pouvoir séduire personne.