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Arrivé à destination et décidé à chasser les soucis pour vivre l’instant présent, Antoine, après avoir bien rempli son regard de la splendeur du paysage, se fit couler un bain puis dévora une langouste grillée arrosée d’un joyeux vin de Chablis, après quoi, sans même quitter son peignoir en tissu éponge, il alla se jeter sur son lit, bras en croix et jambes écartées, pour y sombrer aussitôt dans le sommeil sans rêves d’un animal harassé.

Séparée de l’hôtel par son parc et par le vaste terrain boisé sur lequel on l’avait construite, la villa Cyrnos avait l’air de voguer sur le flot vert d’une épaisse végétation méditerranéenne. Avec sa grande terrasse et son élégant bâtiment blanc à un seul étage et pavillon en retour, elle s’y posait comme une couronne légère. Derrière elle, on apercevait la masse rouge du Rocher de Monaco mais en face il n’y avait que la mer infinie et, très loin, la Corse que l’on pouvait deviner par temps clair et dont la maison tirait son nom.

Cette villa datait d’une dizaine d’années à peine. On l’avait construite sur un immense terrain appartenant à la duchesse d’Aoste, née princesse Laetitia Bonaparte, d’après les croquis d’une très grande dame qui avait choisi d’y passer ses hivers : l’impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III. Fille de l’Espagne brûlée de soleil elle espérait de ce doux climat un peu d’apaisement pour d’inguérissables blessures : la mort de son époux et, surtout, celle de son fils, le jeune prince impérial, tué au Zoulouland en combattant avec les troupes anglaises.

Elle avait exigé que ses jardins, traversés de grandes allées, corrigent à peine la nature et laissent aux pins parasols, aux lauriers, aux myrtes, aux bougainvilliers et à toutes les plantes sauvages le loisir de vivre en paix.

— Je n’aime pas tous ces palmiers dont les jardiniers sont si fiers, disait-elle volontiers.

C’est la porte rustique de ce jardin qu’Antoine poussa le lendemain matin, en habitué qui sait n’avoir rien à redouter de l’accueil. Et, en effet, le vieux majordome qui vint à sa rencontre le salua en souriant :

— Monsieur Laurens !… Sa Majesté va être très heureuse de vous voir.

— J’espère surtout ne pas la déranger. J’aurais dû la prévenir, bien sûr, mais le temps m’a manqué.

— Ne vous excusez pas ! Je vais avertir M. Pietri, son secrétaire. Sa Majesté est justement en train de dicter son courrier, dit-il en ouvrant devant le visiteur la porte d’un petit salon qui le plongea instantanément dans ce qui avait été, aux beaux jours de l’Empire, le décor des Tuileries, de Saint-Cloud ou de Compiègne : rideaux de velours rouge, fauteuils tendus de reps à lourds capitons, glands et pompons de riche passementerie, chaises et petits meubles d’ébène incrustée de feuilles et de fleurs de nacre ou d’ivoire et, sur un chevalet, un portrait de l’enfant disparu qu’Antoine connaissait bien pour l’avoir peint lui-même d’après une photographie. Mais, au lieu du secrétaire annoncé, il vit surgir une dame âgée – elle avait alors soixante-dix-huit ans ! – dont de plus jeunes eussent envié la vitalité.

Toute de noir vêtue, avec une grande jupe rappelant les crinolines d’autrefois mais resserrée à la taille, sur un corsage à manches amples, par une large ceinture de cuir, celle qui avait été l’une des plus belles souveraines de France tendit à son visiteur une main étroite et longue, encore parfaite, sur laquelle il s’inclina avec respect.

— Cher Antoine ! s’écria-t-elle d’une voix qui laissait rouler encore une pointe d’accent espagnol. Mais c’est une joie de vous voir ! Et tellement inattendue !

— J’en demande bien pardon à Votre Majesté mais j’ai saisi une occasion qui s’offrait de venir lui présenter mes devoirs… et un peu d’aide pour ses protégés.

— Oh !… Savez-vous que vous êtes un ange du Seigneur, Antoine Laurens, et je ne sais trop,..

— Ce que je sais bien, moi, c’est que l’Impératrice est infiniment bonne et généreuse, qu’elle ne cesse d’ouvrir sa bourse pour secourir ceux de ses anciens serviteurs réduits à la gêne ou même à la misère. Et tant que je pourrai, Madame, prendre ma petite part des efforts de Votre Majesté, je le ferai avec joie.

Comme si c’eût été une chose sans importance, il déposai sur le coin d’un petit bureau incrusté d’écaille et de cuivre dans le style de Boulle, une bourse de soie brune qui semblait assez lourde. Mais déjà Eugénie, les deux mains tendues, venait à lui et, l’obligeant à se courber, déposait un baiser sur son front. Avec un peu d’émotion, Antoine vit qu’une larme brillait dans les yeux dont les pleurs versés n’avaient pas réussi à éteindre tout à fait la teinte bleue.

— Merci, mon ami ! Merci pour eux !…, À présent, voulez-vous que nous fassions une petite promenade en attendant l’heure du déjeuner ? Car, bien sûr, je vous garde ! Nous serons entre nous : à peine une dizaine de personnes…

Madame, Madame ! Votre Majesté me comble mais qu’elle considère que je ne suis guère habillé pour m’asseoir à sa table.

Elle éclata alors d’un rire « espagnol » :

— Et moi ? Est-ce que je m’habille ? Nous ne sommes plus aux Tuileries, hélas ! et vous savez que j’ai toujours aimé me vêtir simplement. Pauline ! cria-t-elle, ma chère Pauline ! Voulez-vous m’apporter mes gants, mon manteau et mon chapeau ?

Mlle de Bassano apparut presque instantanément avec les objets demandés, accepta d’un sourire le salut d’Antoine et aida la vieille souveraine à endosser une sorte de cache-poussière noir, à coiffer un chapeau de paille de même couleur. Puis elle lui tendit finalement une paire de gants de chevreau blanc et des lunettes aux verres fumés. Mais Eugénie refusa la canne à béquille qu’on lui offrait :

— Notre ami Laurens est jeune et solide ! Son bras fera bien l’affaire. À propos, Pauline, il déjeunera avec nous.

— Je suis désolé d’encombrer ainsi, Mademoiselle, dit Antoine mais Sa Majesté a insisté…

— On ne doit pas être désolé de lui faire plaisir, Monsieur, et je puis vous assurer que ce plaisir est réel.

Côte à côte Antoine et l’Impératrice descendirent au jardin. Décidément d’excellente humeur, Eugénie demanda :

— De quel côté voulez-vous que nous allions ?

— Mais…, où il plaira à Votre Majesté…

— Ta, ta ta ! C’est toujours moi qui décide. Être conduite par vous fera une agréable diversion.

— Eh bien… j’aimerais aller du côté de la villa Torre Clementina qui est voisine de Cyrnos à ce que j’ai entendu dire ?

Eugénie abaissa ses lunettes sur le bout de son nez pour considérer son compagnon par-dessus la monture. Il vit alors que ses yeux se mettaient à pétiller.

— Quelle drôle d’idée ? Est-ce qu’il y aurait là un mystère ? ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au registre de la conspiration.