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— Cela se pourrait, Madame. En fait, les occupants de cette maison constituent cette « occasion » dont je parlais il y a un instant.

— Je ne vous ai jamais connu aussi curieux, Antoine. Est-ce que vous savez qu’il s’agit d’un couple de jeunes mariés dont je n’ai d’ailleurs pas retenu le nom…

— Le marquis de Varennes, Madame.

— C’est cela ! Un nom peu agréable à entendre pour une oreille royale mais je ne saurais vous en dire plus. Des nobles de vieille souche sans doute et qui n’ont que dédain pour les Bonaparte. Ils n’ont pas jugé bon de faire déposer leur carte chez moi ! Cela se fait, même en voyage de noces. Mais dites-moi un peu pourquoi vous vous intéressez à ces gens ? Ce marquis vous aurait-il volé votre belle amie ?

— Eh bien… ce serait plutôt le contraire et…

— Comment ? Vous lui avez volé…

— Ce n’est pas tout à fait vrai mais si, tout en marchant, Votre Majesté veut bien m’accorder une oreille attentive, je crois pouvoir l’assurer qu’elle va entendre une histoire peu ordinaire.

— Dites, alors, dites vite ! J’adore les histoires un peu étranges et, malheureusement, depuis plus de trente ans que ce cher M. Mérimée nous a quittés, on ne m’en raconte plus guère. Il en savait de si belles !… Chaque année je me rends au cimetière de Cannes pour déposer quelques fleurs sur sa tombe. Mais venez ! Il y a un endroit d’où l’on voit parfaitement la terrasse de cette maison. Vous me raconterez une fois là-bas.

Et elle entraîna Antoine à vive allure vers les confins de son domaine, l’obligeant presque à courir tant elle marchait vite.

— Madame ! protesta celui-ci, Votre Majesté va se fatiguer…

— Sornettes ! C’est vous qui allez être fatigué. Moi j’ai toujours aimé marcher vite. Il n’y avait guère que cette pauvre Elisabeth d’Autriche pour me tenir tête quand elle était ici. Nous avons fait ensemble des promenades à laisser tout le monde sur place. Mais je crois qu’elle était pire que moi. Il est vrai qu’elle était si mince, je dirais même si maigre ! Elle ne mangeait rien…

— Votre Majesté y pense quelquefois ? demanda Antoine surpris, car c’était la première fois qu’Eugénie de Montijo évoquait pour lui le séjour que « l’Impératrice errante » avait fait au Grand Hôtel du Cap quatre ans avant d’être assassinée par l’anarchiste Luccheni.

— Le moins souvent possible et je ne sais pas pourquoi je vous en parle aujourd’hui. Nous n’avions en commun que le sort tragique de nos fils et je ne vous cache pas que quand je voyais apparaître sa longue silhouette noire, j’en avais un peu peur. Il me semblait, ajouta-t-elle en se signant vivement, voir venir l’ange de la mort…

Cette crainte rétrospective était réelle : sur son bras Antoine sentit se crisper un peu la main gantée de blanc. La tragique Sissi des dernières années, sans cesse en chemin, sans cesse courant les mers ou les routes d’Europe comme un oiseau affolé, ne pouvait que frapper l’Espagnole superstitieuse. D’autant que jadis, lorsque l’une et l’autre se trouvaient au sommet de leur gloire, aucune sympathie n’avait uni les deux impératrices, l’Autrichienne ayant quelque tendance à dédaigner la Française en oubliant que celle-ci était quatre fois Grande d’Espagne ce qui la mettait largement sur un pied d’égalité avec une Wittelsbach. Mais surtout, c’était leur extrême beauté qui séparait Sissi d’Eugénie et peut-être aussi un peu de jalousie de l’amitié profonde, sincère, qui liait à l’impératrice des Français une Hongroise : la princesse Pauline de Metternich, ambassadrice d’Autriche.

Tout cela était loin, à présent, mais, devinant que le fantôme d’Élisabeth venait de replonger sa compagne dans cet autrefois prestigieux, Antoine garda le silence, se contentant de guider attentivement ses pas jusqu’à ce qu’ils les mènent à une manière de bosquet arrangé en salon de jardin d’où l’on apercevait la terrasse et les fabuleux parterres de la maison voisine.

— Nous y voilà ! soupira l’Impératrice en prenant place dans un fauteuil de rotin. Asseyez-vous près de moi et racontez ! ajouta-t-elle en tapotant le siège voisin.

— Avec la permission de Votre Majesté, je lui demande un instant, fit Antoine en sortant de ses vastes poches une paire de jumelles. Il me semble bien qu’il y a quelqu’un sur la terrasse.

En effet, sa vue perçante lui avait déjà permis de remarquer une silhouette d’homme vêtue de tissu clair et coiffée d’un souple panama qui lisait un journal en fumant un cigare. La puissance des lentilles grossissantes lui montra nettement le beau visage arrogant de Francis et, sur le journal, une main soignée ornée d’une sardoine gravée. Pour un homme dont la jeune femme venait de disparaître d’une façon pour le moins mystérieuse, il semblait être en pleine quiétude.

— Est-ce que je peux voir aussi ? demanda l’Impératrice dont les petits pieds commençaient à battre une impatiente mesure.

Antoine lui passa les jumelles qu’elle régla à sa vue en voyageuse avertie.

— C’est lui ? fit-elle.

— Oui, Madame. C’est bien le marquis de Varennes. Un homme séduisant, comme Votre Majesté peut voir.

— Il l’est, en effet… et même un peu trop à mon goût ! Je n’aime pas cette perfection qui donne une insupportable confiance en soi…

— Votre Majesté n’avait-elle pas reçu du ciel toutes les perfections de la beauté et du charme ?

— Aussi avais-je une trop grande confiance en moi et j’ai fait bien des sottises… Ah, voilà la femme, j’imagine ? Mais quelle drôle d’idée de porter chez soi un voile à son chapeau !… Tenez, Antoine, voyez plutôt ! Je vous sens impatient et, dans un instant, vous pourriez m’arracher les jumelles des mains.

Elle avait tout à fait raison. Antoine, les oculaires rivés à ses orbites, dévora des yeux la femme qui venait d’apparaître et s’asseyait auprès de son « époux ». Elle était à peu près de la taille de Mélanie et sans doute portait-elle une de ses robes car Antoine jugea peu flatteuse et nettement vieillissante la toilette de foulard aubergine garnie de bouillonnés assortis ainsi que d’une guimpe et « d’engageantes » en dentelle noire. Un grand chapeau de paille garni de larges pensées de velours la coiffait et, avec l’aide d’un voile de mousseline blanche, cachait complètement son visage et ses cheveux.

Néanmoins, sous cette mousseline, Antoine détecta le reflet de cheveux roux.

Incroyable de s’habiller comme cela ! Quel âge a-t-elle ?

— La vraie marquise de Varennes a seize ans, Madame… mais ce n’est pas elle que vous apercevez ici. Celle-ci doit être une actrice chargée de jouer son rôle.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ! fit Eugénie stupéfaite.

— Parce que la vraie marquise est chez moi. J’avais bien dit à Votre Majesté que j’avais une histoire extraordinaire à lui raconter.

— Alors, dépêchez-vous un peu, mon garçon ! Sinon vous n’aurez jamais le temps avant la cloche du déjeuner et vous ne souhaitez pas, je pense, en parler devant les autres ?

— Surtout pas ! Tout ceci est pour les seules oreilles de Votre Majesté car je crains qu’il ne s’agisse d’une affaire grave et qui pourrait mettre en danger une innocente si le monde en connaissait les détails.

— Passons aux faits, comme disent les procureurs ! Vous savez depuis longtemps, cher Antoine, que je sais garder un secret.

Alors, en oubliant bien sûr sa dernière et merveilleuse nuit à Château-Saint-Sauveur, Antoine raconta tout. Lorsqu’il eut achevé, un peu inquiet tout de même de l’effet produit, Eugénie lui sourit :

— Je ne vous imaginais pas si romantique, Antoine. Et, bien entendu, vous aimez cette jeune fille ?

— En vérité, je n’en sais rien mais une chose est certaine : je veux la sauver et la protéger…