Ainsi c’était elle l’élue ? Une petite Mélanie recueillie par charité comme un chat perdu et qui, à première vue tout au moins, ne possédait pas la foudroyante beauté capable de retenir un œil d’artiste. Une masse soyeuse de cheveux à reflets roux et d’immenses yeux de biche aux abois ne constituaient qu’un capital insuffisant pour attacher un homme épris de perfection et habitué à la rencontrer chez ses modèles. Que s’était-il donc passé durant cette nuit pour qu’il en vienne à accomplir le geste qui ne se répare pas ? Il fallait qu’il y eût, entre lui et Mélanie, une sorte de magie que Victoire n’avait pas su voir mais qu’elle était, à présent, bien décidée à découvrir et à mettre en valeur pour que cette nuit d’amour soit suivie de beaucoup d’autres et pour que l’enfant choisie devienne celle qu’on ne laisse plus s’éloigner.
Durant des années, Victoire avait espéré qu’un jour Antoine lui amènerait une jeune châtelaine capable de lui donner de beaux enfants et de s’attacher à la maison mais, en vérité, il ne semblait guère doué pour le mariage. Aussitôt la mort de sa mère – son plus grand chagrin ! – il s’était attaqué à la peinture avec passion, ne quittant son atelier que pour de longues promenades au jardin ou pour rencontrer, à Aix, un marchand de tableaux. Celui-ci en vendit quelques-uns et même on parla un peu d’Antoine Laurens dans les journaux. Pas assez néanmoins pour assurer de grosses rentrées d’argent capables de faire revivre Château-Saint-Sauveur dont une petite partie seulement était exploitée. La fortune familiale avait fondu autour des tables de jeu dont le père d’Antoine était un habitué. Ni l’un ni l’autre ne connaissait grand-chose à l’agriculture et Prudent n’avait que ses deux bras.
Et puis, un beau jour, un homme vint, accueilli comme un ami par le jeune châtelain bien que Victoire ne l’eût jamais vu. Il resta vingt-quatre heures puis repartit en compagnie d’Antoine. Tout ce que Victoire sut de lui était son nom : colonel Guérard.
À dater de cette visite, le peintre s’absenta beaucoup. Il fit de longs voyages en Europe, en Amérique, en Asie et même en Chine où il manqua se faire tuer. Il rapportait des dessins, des toiles et surtout de l’argent, beaucoup d’argent grâce auquel Prudent, promu intendant et chef de culture, fit des merveilles. La maison reçut les réparations dont elle avait besoin et le domaine se mit à produire en abondance des fruits, du vin, du miel, des amandes dont on vendait environ la moitié mais dont, surtout, on faisait profiter les gens du village et même ceux des environs à qui la vie ne souriait pas autant que le soleil. Cependant et malgré sa curiosité toujours en éveil, jamais Victoire ne réussit à découvrir la source de cette prospérité nouvelle qui permit même à Antoine un petit appartement à Paris, dans le quartier du Marais. Elle n’y mit d’ailleurs jamais les pieds. Paris ne l’intéressait pas.
— Ça doit venir de la barbouille, déclara, un jour où il consentit à s’exprimer, le sage Prudent que la curiosité ne dévorait pas du moment où tout allait bien sur sa terre. Y m’a dit qu’y f’sait des portraits chez des gens de la haute et qu’ça rapporte bien. T’as pas besoin d’en savoir plus, Victoire.
L’explication pouvait être la bonne après tout… Par contre, ce qu’elle ne pouvait admettre c’était la conduite d’Antoine avec les femmes. Il avait des aventures, beaucoup même, car, sur ce chapitre, il se confessait volontiers à sa vieille gouvernante mais jamais il ne parlait mariage et, surtout, il n’avait jamais accueilli chez lui la moindre fille d’Eve. Jusqu’à l’arrivée de Mélanie, bien sûr.
Celle-ci, non seulement il l’avait ramenée lui-même mais il l’avait faite sienne et le cœur de Victoire était plein de joie. Qui pouvait dire si cette nuit d’amour ne porterait pas fruit ? Et ce fruit serait comme un cadeau du Ciel même si celui-ci n’y était pas pour grand-chose. Comment croire, en effet, à une intervention divine ? L’histoire de la réfugiée, Victoire en savait ce qu’Antoine lui avait appris. La pauvre était mariée à un homme sans foi ni loi mais qui, ayant tout de même sur elle tous les droits, pouvait parfaitement faire arrêter le peintre pour enlèvement, après quoi il aurait tout le loisir de mener la malheureuse enfant jusqu’au tréfonds du désespoir et de la misère.
Cette éventualité dramatique, Victoire se jurait bien qu’elle ne se produirait pas. Elle sentait soudain sourdre en elle une force invincible pour défendre ce bonheur qui venait enfin d’éclore sous le vieux toit de tuiles romaines. Se penchant soudain, elle prit Polly dans ses bras et tendit une main pour caresser la tête de Percy.
— Les petitous, si vous voulez m’en croire, il nous est né une jeune maîtresse et nous ferons tout pour nous la garder. Elle a tout ce qu’il faut pour que la famille continue avec elle et un enfantelet serait ce qui pourrait nous arriver de mieux. Seulement elle n’est pas libre !… La loi et même l’Église sont contre nous. Alors il va falloir ouvrir l’œil. Qu’est-ce que vous en pensez ?
Le plus grand bien certainement car dans les prunelles dorées de la chatte et dans celles, d’un brun si doux, du setter il y avait toute la tendresse du monde. Victoire les récompensa d’une caresse :
— Le plus difficile, soupira-t-elle, ça va être que le Toine sache se la garder. Et ça, ce n’est pas encore écrit !
En attendant, elle se leva, alla ôter la couverture qu’elle descendit à la cuisine. Là, elle la mit dans une grande bassine puis alla tirer de l’eau bien froide au puits de la cour. Sachant que l’eau chaude ne pourrait que cuire le sang, elle fit une pâte avec de l’amidon, en enduisit les taches puis reporta le tout dans l’atelier qu’elle prit soin de fermer à double tour avant de mettre la clef dans sa poche. Demain, elle reviendrait avec une bonne brosse et toute trace du sacrifice d’une virginité disparaîtrait, sauf dans sa mémoire. Après quoi, plus tranquille, elle redescendit préparer pour Mélanie un copieux petit déjeuner puis, jugeant qu’il valait mieux ne pas la laisser dormir plus longtemps, elle alla la réveiller. Il était préférable qu’elle fût debout quand Mireille et Magali rentreraient.
Entrant dans la chambre, elle resta un long moment debout au pied du lit regardant dormit la jeune femme et se félicitant d’avoir envoyé les jumelles au loin. Sa nudité, sa chemise de nuit restée pliée sur le pied du lit, étaient en soi plus qu’explicites. Dans son sommeil, elle avait rejeté draps et couvertures et, couchée à plat ventre, offrait à un clair rayon de soleil filtrant entre les rideaux la ligne pure de son corps dont les bras levés enserraient l’oreiller comme ils avaient dû enserrer l’amant de cette nuit. Et telle était la beauté de ce corps juvénile que la vieille femme en demeura confondue, éblouie comme l’avait été Antoine lui-même. Entre le dessin pur du dos et le doux renflement des hanches et des fesses rondes, la taille se creusait tendrement, faite pour être étreinte. Les cheveux fous brillaient sur le long cou qu’ils couvraient, descendant plus bas que les omoplates. Et que ces longues jambes nerveuses avaient de grâce !… Il était facile de deviner ce qu’avait pu ressentir Antoine en découvrant tant de perfection.
Gênée tout à coup comme si elle avait surpris le secret des caresses échangées, Victoire sortit sur la pointe des pieds, referma la porte puis, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, frappa vigoureusement à ladite porte :
— Demoiselle Mélanie ! criait-elle. Je crois que vous avez oublié l’heure ?
Il fallut réitérer par deux fois avant qu’une voix ensommeillée lui répondît :
Est-il si tard ?… Je viens !… Je viens tout de suite !
Quelques minutes plus tard, vêtue du charmant costume de paysanne provençale qu’elle portait depuis son arrivée, Mélanie arrivait en courant dans la cuisine et Victoire, cette fois encore, demeura confondue : ce n’était plus la même. Elle irradiait la lumière par tous les traits de son visage auréolé d’or roux. Les cernes mauves de ses yeux les grandissaient encore et ses lèvres gonflées avaient ce rose meurtri que laissent les baisers. N’importe quel homme, en face de cette triomphante jeunesse, se fût agenouillé en tendant les bras mais, de cette transformation, Mélanie n’avait aucunement conscience.