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Assise dans la cuisine sur la pierre de l’âtre et les genoux remontés jusqu’au menton, Mélanie resta là un moment. Elle ne pleurait plus et souhaitait seulement s’intégrer à cette pierre blanche qui la soutenait pour ne plus rien ressentir. Puis, la conscience d’une présence lui fit relever la tête qu’elle avait posée sur ses bras croisés. Son regard remonta les longues jambes et le torse d’Antoine jusqu’au visage sombre qu’il penchait sur elle :

— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix curieusement détimbrée.

— Qui ? Francis ?… Oh non !

— Alors pourquoi ces larmes ?

— Si vous croyez que c’est drôle d’apprendre sa propre mort ?… Non, je ne l’aime plus et ça j’en suis sûre. Je crois que… je pleurais sur moi-même. Je ne tenais déjà pas beaucoup de place et voilà que l’on m’a supprimée ! Et comme personne ne tient à moi… Je me demande même si ma mère me pleure en ce moment ? Elle doit plutôt chercher à se composer un deuil aussi seyant que possible ?

Antoine se laissa glisser à côté de Mélanie dont il entoura les épaules d’un bras pour attirer sa tête contre lui :

— Moi je tiens à vous ! dit-il gravement. Et si, depuis mon retour, je vous ai fuie, c’est parce que je craignais trop de vous faire tort en me laissant aller à vous aimer. Notre nuit a été… merveilleuse.

— Pour moi aussi… souffla Mélanie qui ajouta après une toute légère hésitation : Cela n’a plus d’importance à présent que je n’existe plus. Je n’ai même plus de nom…

La note douloureuse qui vibrait dans ces mots désenchantés fit réagir Antoine. Se laissant glisser à genoux devant Mélanie, il la saisit aux épaules et la secoua sans trop de douceur :

— Vous n’imaginez pas que nous allons laisser les choses en l’état ? Permettre à ce misérable de s’adjuger votre fortune et de mettre en danger ce qu’il reste de votre famille ? Car ne vous y trompez pas : il veut tout. Votre mère et sa frivolité incurable ne pèseront pas lourd. Pour ce qui est de votre oncle, je le vois très bien victime d’un accident quelconque lui aussi. N’y a-t-il plus rien pour eux dans votre cœur ?

— Pas grand-chose, je le crains, pour ma mère. En revanche, j’aime bien mon oncle Hubert… Mais peut-être qu’il ne leur fera rien. Quant à moi, je me sens bien ici. Après tout pourquoi ne pas me laisser oublier ?

— Et faire dire quelques messes pour le repos de votre âme par l’abbé Bélugue ? Mélanie, Mélanie, réveillez-vous ! Rien n’est plus dangereux qu’une idée morbide si on la laisse se développer car rien n’est plus séduisant, à certains moments, que la tentation de la mort ! Croyez-moi !

— Cette tentation, vous l’avez déjà ressentie ? Vous ?

— Oui.

— Comme c’est étrange !… Mais, bien sûr, vous ne m’en direz pas plus ?

— Non. Êtes-vous disposée à suivre mes conseils ?

— C’est selon ! Que dois-je faire ?

— Rien. Pour le moment tout au moins. Moi, ce soir, je prendrai le train de nuit pour Paris. J’ai là-bas un ami journaliste, un peu fou mais d’une discrétion à toute épreuve dans les cas graves et, de plus, fouineur comme pas un. Je vais lui demander d’aller explorer les rives du lac de Côme pour voir si, d’aventure, une belle rousse n’aurait pas surgi quelque part, en pleine nuit. Vous, naturellement, vous restez ici.

— Alors c’est non ! coupa Mélanie. Si vous allez à Paris j’y vais aussi. Il est temps que je m’occupe de mes propres affaires et d’ailleurs est-ce que je ne représente pas la meilleure façon de confondre Francis ? Quand je serai en face de lui, il faudra bien qu’il me reconnaisse ! Ce pourrait même être un spectacle assez amusant ?

— Je ne crois pas. Même en face de l’évidence, un homme comme lui n’avouera jamais rien. D’ailleurs, vous n’en avez peut-être pas conscience mais vous avez changé depuis que vous êtes ici. Il vous accusera d’imposture…

— Et ma mère ? Croyez-vous qu’elle ne me reconnaîtra pas ?

Antoine hésita un instant devant ce qu’il allait dire puis se décida :

— C’est un risque que je préfère ne pas vous voir courir pour le moment car vous ignorez jusqu’à quel point elle tient à cet homme.

Puis, voyant se crisper le visage de Mélanie, il se fit tout de suite plus tendre :

— Je sais que je vous fais du mal mais je veux vous en éviter davantage. Croyez-moi, mon petit cœur ! il vaut beaucoup mieux que j’aille reconnaître le terrain, voir votre oncle puisque vous êtes sûre de lui…

— Encore faudrait-il qu’il soit à Paris ? Il est toujours sur les chemins pour des chasses, pour le sport. Lui aussi est un voyageur impénitent…

— Mais à moins qu’il ne soit parti pour le Tibet il apprendra la nouvelle et il reviendra assister à la cérémonie que l’on célébrera très certainement pour le repos de votre âme. S’il est là je le verrai et, de toute façon, Lartigue et moi sommes très capables de préparer pour Varennes le piège solide dont il a besoin.

— Mais si oncle Hubert est là, je n’ai aucune raison de ne pas rentrer ?

— S’il est là, vous venez de le dire vous-même. En outre, la déception et la colère sont capables de pousser le marquis à toutes les extrémités. Je ne veux pas que vous soyez en danger. Alors laissez-moi préparer le terrain pour vous ! Ensuite, je vous appellerai. Et vous n’aurez plus à craindre d’être une femme sans identité, vous redeviendrez très vite Mélanie Desprez-Martel car, votre pseudo-mari en prison, vous serez rapidement divorcée et l’annulation suivra. Je vous en prie, Mélanie, laissez-moi faire !

Les mains d’Antoine serraient les épaules de la jeune femme comme pour mieux faire pénétrer en elle sa conviction. Elles lui faisaient un peu mal mais elles étaient chaudes et rassurantes et Mélanie retrouva un petit sourire :

— J’aimais mieux le nom que vous m’avez donné il y a un instant…

— Lequel ?

— Vous le savez très bien. Mélanie, décidément, c’est un peu sec.

Alors les mains d’Antoine se desserrèrent, glissèrent le long du dos jusqu’à la taille qu’elles étreignirent tandis qu’incapable de résister à l’attrait de cette jolie bouche, il s’en emparait avec une ardeur qui traduisait assez bien ce qu’avaient pu être ses dernières nuits. Mélanie eut un soupir de bonheur et se blottit étroitement contre lui avec l’impression délicieuse que, depuis toujours, cette place lui était réservée.

Victoire qui rapportait le plateau à café s’arrêta au seuil de la cuisine et les larmes lui vinrent aux yeux : elle voyait enfin ce dont elle avait rêvé depuis tant d’années. Elle recula un peu pour être sûre de ne pas être aperçue, ce qui lui permit de stopper la charge de Magali et de Mireille qui rentraient en trombe pour faire la vaisselle. Elle mit d’abord un doigt sur sa bouche puis leur intima l’ordre d’aller au fruitier lui chercher un plein panier de poires d’hiver.

Comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, les jumelles partirent sur la pointe des pieds, étouffant des rires dont elles ne savaient pas la raison et Victoire resta là, retenant son souffle par crainte de troubler ce miracle : un instant d’amour vrai, une minute d’éternité.

À la tombée de la nuit, Antoine, conduit par Prudent, partit pour Avignon où le rapide Marseille-Paris passerait vers dix heures du soir. Il ne dit pas un mot tant que dura le petit voyage. Son esprit restait auprès de Mélanie, telle qu’il allait en garder le souvenir : debout dans le grand rectangle lumineux de la porte et agitant la main dans un geste d’adieu… À cet instant, la tentation d’ordonner à Prudent d’arrêter et de remettre la voiture au garage avait été affreuse. Ce serait si simple de garder ce fabuleux cadeau du destin ! Un mot, un geste et il pourrait courir vers elle, l’emporter dans ses bras jusqu’à la vieille couverture garance qui garderait à jamais l’empreinte de sa chair nacrée et l’aimer, l’aimer jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à en mourir. Et voilà que, comme un imbécile d’honnête homme, il allait travailler à la rendre aux siens, à une vie où il savait bien qu’il n’aurait pas sa place. Il allait travailler à la perdre alors que tout en lui l’appelait, la désirait…