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Il se força à continuer sa route, s’accordant seulement la joie de penser que là-bas, Mélanie le suivait en esprit et que, peut-être, elle l’aimait un peu ? Ou bien ce qu’elle ressentait pour lui n’était-il que l’éblouissement d’un corps soudain éveillé au plaisir, la tendresse que toute femme garde à un savant initiateur si d’aventure elle en rencontre un ? Il eût été si heureux d’apprendre qu’elle éprouvait la même déchirure que lui !…

Mais Mélanie ne souffrait pas. Elle était même infiniment heureuse. Le souvenir du baiser d’Antoine était là pour lui tenir chaud et repousser dans les ténèbres dont elle n’aurait jamais dû sortir la dramatique nouvelle d’Italie apportée tout à l’heure par le journal jusqu’à ce château des garrigues où il faisait si bon aimer Antoine…

Le lendemain dans l’après-midi, Mélanie, assise par terre au milieu de l’atelier, explorait, avec le petit frisson délicieux du fruit défendu, les œuvres d’Antoine. Il y avait des toiles étranges, aux couleurs fulgurantes, d’un symbolisme trop compliqué pour elle, quelques portraits mais qui représentaient surtout des paysans. Des vieux à la peau tellement plissée de rides qu’elle paraissait feuilletée mais dont les yeux brillaient comme des escarboucles. Deux ou trois portraits de femmes, trop belles pour que la jalouse ne les jugeât pas détestables et vouées à la décrépitude dans un proche avenir. Et puis des dessins, des tas de dessins représentant les habitants de la maison, chat et chien compris, mais un carton, caché sous le divan, lui réservait une surprise car il était bourré à craquer d’esquisses, de sanguines et de pastels dont l’unique modèle était elle-même : son visage d’abord et puis toute sa personne, debout, assise, courant vers un horizon invisible. Quelques feuilles, soigneusement enveloppées de papier, la firent même rougir jusqu’aux oreilles car elle s’y vit nue, étendue sur le divan rouge qui faisait chanter son corps sur lequel le pastel s’était attardé avec une complaisance un peu gênante quoique flatteuse. Et Mélanie, n’ayant jamais posé pour le peintre, resta un moment à se demander comment il avait pu la rendre si vivante et si voluptueuse.

Le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la maison la fit sursauter. Elle se hâta de remettre tout en place, pensant que peut-être Antoine avait changé d’avis et revenait, puis elle se calma. Fallait-il qu’elle se sentît en faute pour avoir oublié que ce devait être Prudent retour d’Avignon où son maître lui avait conseillé de passer la nuit et de faire quelques emplettes !… Néanmoins, elle jugea plus sage de quitter l’atelier et sortit sur la pointe des pieds. Mais l’occupant de l’automobile ne devait pas être l’époux de Victoire car Mélanie entendit des voix dont l’une lui était inconnue. Et c’est seulement quand elle fut en haut de l’escalier qu’elle aperçut le visiteur et le reconnut en dépit du sobre costume de ville qu’il portait en place de son uniforme : c’était Pierre Bault, cet étrange conducteur de wagons-lits qu’Antoine tutoyait. Et Victoire causait avec lui comme si elle le connaissait depuis longtemps.

Évidemment, depuis deux mois la vie de Mélanie avait suivi bien des chemins assez étranges pour qu’elle ne s’étonnât plus de grand-chose mais cette arrivée soudaine était tout de même bizarre. Elle hésita toutefois à se montrer. Et puis soudain Bault éleva la voix et elle entendit :

— Il est parti pour Paris ?… C’est ce que je craignais, mais quelle folie ! Sans le savoir il est allé se jeter dans la gueule du loup !

Mélanie, alors, descendit l’escalier en courant :

— Vous ne pouvez pas m’en dire un peu plus ? demanda-t-elle.

Son intrusion ne parut pas surprendre l’homme du train. Il la salua et s’efforça de lui sourire mais ne réussit qu’une sorte de grimace :

— Je crains que ce ne soit difficile, madame…

— Il me semble que j’ai le droit de savoir. C’est pour moi qu’il est allé à Paris et vous dites qu’il va y être en danger ?

— C’est à craindre. Aussi, quand, hier, j’ai lu le journal, je me suis douté qu’il allait se précipiter pour vous aider à sortir de cet imbroglio et je me suis fait remplacer sur le train pour venir jusqu’ici le supplier de ne pas bouger. Malheureusement j’arrive trop tard mais je peux essayer de le rattraper…

— Vous ne partirez pas sans m’avoir appris de quoi il est question, affirma Mélanie reprise en écho par Victoire :

— Ni de prendre une tasse de café ! Nous en avons tous besoin. Venez à la cuisine ! De toute façon, vous n’avez pas de train avant quelques heures !

— Pourquoi ne pas télégraphier chez lui, à Paris ? Il y a, je crois, un appartement ? Dites-lui de revenir.

— Parce que cela ne servirait peut-être à rien et qu’il ne me pardonnerait pas d’aiguiller ses ennemis sur Avignon. Jusqu’à présent, cette maison est restée pour lui un havre secret. Pourquoi donc croyez-vous qu’il n’y a pas le téléphone ici ? Il fallait donc que je vienne.

Les raisons de Pierre Bault semblaient un peu spécieuses à Mélanie mais il y avait dans son regard une inquiétude si réelle qu’elle se reprocha ses soupçons. Les relations entre les deux hommes lui paraissaient si étranges !… De toute façon celui-là lui avait sauvé la vie au moins autant qu’Antoine.

Un moment, tous deux restèrent assis, face à face, de chaque côté de la longue table. Pierre Bault regardait ses mains sans dire un mot et Mélanie n’osait plus briser le silence. Ce fut seulement quand la senteur généreuse du café établit un pont entre eux qu’elle osa dire :

— Je vous en prie ! Expliquez-moi ce qui se passe ! J’aime Antoine et s’il devait, par ma faute, lui arriver… quelque chose, je crois que je ne m’en consolerais pas.

Mais Pierre Bault ne disait toujours rien. Alors Victoire s’en mêla :

— Monsieur Antoine n’est pas bavard, cependant je sais depuis longtemps qu’il mène ce qu’on peut appeler… une double vie. Je sais aussi que vous l’aimez bien. Alors peut-être que nous pourrons vous aider ?

— Peut-être… en effet !

Il parla. Mélanie apprit ainsi que sous le couvert innocent de la peinture qui lui permettait de voyager un peu partout, Antoine Laurens servait la France dans ce qu’il est convenu d’appeler les services de renseignement. Pas de façon régulière ni continue. Simplement, on lui confiait certaines missions bien précises qui entraient aisément dans le cadre de son existence d’artiste. C’est ainsi que l’hiver précédent, il avait réussi à s’emparer d’un document d’une extrême importance pour l’alliance franco-russe encore trop jeune pour n’être pas fragile. Détenu par l’un des redoutables agents de l’Okhrana(11) qui se doublait de l’un des principaux chefs du terrorisme socialiste allemand, un certain Azeff, ce document avait fait couler pas mal de sang, dont celui d’Antoine qui avait été blessé dans le dernier engagement et aussi celui d’Azeff lui-même laissé pour mort sur un quai d’Anvers.