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— Pas vraiment car j’ai assez bien dormi. J’ai surtout très faim !

Dherblay eut l’un de ses rares sourires devant une déclaration que n’importe quelle dame de la bonne société eût déclarée vulgaire. Avoir faim s’apparentait à une maladie qui ne toucherait que les classes les plus misérables du peuple, le déclarer relevait de l’inconvenance.

— Nous allons arranger cela bientôt. Et comme ventre affamé n’a pas d’oreilles, je vous laisse redécouvrir Paris.

À la surprise de la voyageuse et en dépit du mauvais temps la ville avait un air de fête. Cela tenait essentiellement à la floraison de drapeaux français et anglais qui décoraient les bâtiments publics et pendaient en longues banderoles tricolores au long des artères principales. Les tramways et les omnibus portaient tous au front un petit faisceau franco-britannique et l’air sentait le brouillard londonien.

— Pourquoi tous ces drapeaux ? demanda Mélanie. Nous ne sommes pas le 14 juillet ?

— Non, mais le roi d’Angleterre arrive demain en visite officielle et comme les Français, qui l’adoraient quand il était prince de Galles, ne voient plus en lui que le souverain de la perfide Albion à laquelle ils reprochent le coup de Fachoda, le gouvernement espère que cette grande débauche de décorations réchauffera leur enthousiasme. Et attendez de voir les Champs-Elysées ! Ils sont entièrement bleu, blanc et rouge. Mais où étiez-vous donc pour ne pas savoir cela ? ne put-il s’empêcher de demander.

Ce qui fit sourire Mélanie :

— Au paradis… ou presque ! Dans un château de Provence. Mais rassurez-vous ! Dès que je serai nourrie je vous dirai tout. Ou presque, pensa-t-elle, bien décidée à garder pour elle son intimité avec Antoine.

Lorsque Mélanie apparut sur le seuil du grand vestibule, le comportement toujours si typiquement britannique du vieux Soames fondit comme neige au soleil. Il éclata en sanglots :

— Ce n’était donc pas une illusion ? s’écria-t-il. Vous êtes vivante, mademoiselle Mélanie ? Mais pourquoi nous avoir laissé croire à votre… oh ! Je ne peux même pas prononcer le mot !

— Eh bien, ne le prononcez pas, Soames, fit Dherblay. Elle est en vie et c’est ce qui compte. J’ajoute qu’elle est affamée !

— J’ai tout préparé dans le jardin d’hiver.

Un instant plus tard, après avoir tout de même invité Olivier Dherblay à partager son repas, Mélanie engloutissait tasse sur tasse d’un chocolat à la crème fouettée, épais et onctueux, en y trempant de façon tout à fait commune quatre ou cinq croissants au beurre les plus croustillants et les plus aériens qu’elle eût jamais mangés. Ces merveilles étaient l’œuvre d’Ernestine – Mme Duruy comme on l’appelait depuis qu’elle régnait sur les armoires de la maison. En effet, il avait été impossible, en dépit des supplications d’Olivier, de conserver le chef cuisinier dont grand-père faisait si grand cas. Cet artiste s’était déclaré incapable de rester inactif à côté de ses fourneaux éteints : « Si je n’œuvre pas, je me dissous », déclara-t-il en rendant sa toque et son tablier avant d’aller endosser ceux qu’on lui offrait à Bruxelles au palais de Laeken. Plusieurs membres du personnel avaient suivi son exemple, parmi les plus jeunes surtout, mais la fidélité de ceux qui restaient s’était alors révélée à toute épreuve et Dherblay n’eut aucune peine à obtenir d’eux un serment d’absolu mutisme touchant le retour tellement miraculeux de Mélanie :

— Si je peux me permettre, déclara Soames parlant au nom du dernier carré, nous étions tous décidés à partir s’il prenait fantaisie au marquis de Varennes de venir s’installer ici. Sa réputation parmi les gens de maison n’est pas des meilleures…

Tandis qu’il retournait vaquer à ses occupations, Mélanie acheva son petit déjeuner, autorisa Olivier à allumer une cigarette si le cœur lui en disait puis, se pelotonnant dans une sorte de siège-guérite en rotin doublé de perse à fleurs, elle entama le récit de son aventure conjugale.

Dherblay l’écouta sans l’interrompre et sans manifester le moindre signe d’émotion. Abrité sous les immenses feuilles d’un aspidistra géant à l’ombre duquel il avait reculé son siège, il bénéficiait d’un demi-jour qui prêtait à son visage immobile la froide rigidité d’une statue aux yeux mi-clos. On aurait dit qu’il cherchait à faire oublier sa présence et Mélanie lui en fut reconnaissante : cette discrétion lui permettait de parler plus librement.

— De toute évidence, M. Laurens m’a sauvé la vie, conclut-elle et, si une information inattendue n’était venue m’apprendre qu’il courait un danger certain en se rendant à Paris pour essayer de m’aider, je ne serais peut-être jamais revenue.

— Laissant un criminel hériter, contre toute justice, d’une fortune à laquelle il n’a aucun droit ? Sans compter le danger que sa rapacité peut faire courir à votre oncle ? En vérité, Madame, je ne reconnais pas la petite-fille de votre grand-père.

Il y avait autre chose que de la colère dans cette voix qui, à présent, accusait, mais Mélanie fut incapable de démêler ce que cela pouvait être.

— Comment pourriez-vous me reconnaître ? fit-elle avec tristesse. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Et vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai vécu dans cette maison où je me sentais le droit d’être moi-même… Ne croyez pas que j’essaie de plaider ma cause, ajouta-t-elle en le voyant esquisser un geste pour l’interrompre. Je vous demande seulement de considérer ceci : depuis la mort de mon père le seul être qui se soit soucié de mon bonheur était mon grand-père. Malheureusement, nous nous sommes rencontrés trop tard et jusqu’à ce voyage en mer accompli ensemble il n’était guère autre chose pour moi qu’une puissance redoutable et redoutée, une sorte de Louis XIV vieillissant devant lequel, à des dates prévues, je devais faire la révérence.

— Je croyais que vous l’aimiez ?

— Je l’ai aimé d’autant plus fort que je l’ai découvert plus tard… trop tard ! À présent… je voudrais pouvoir faire un peu de toilette et…

— C’est trop naturel. Mme Duruy doit avoir préparé pour vous la chambre de votre grand-mère.

Il était enfin sorti de son abri feuillu et lui tendait la main :

— Voulez-vous me pardonner si je vous ai blessée ? Il ne faut voir dans ma brutalité qu’un excès… de dévouement. En outre, je vous l’avoue, j’ai toujours détesté le marquis de Varennes…

La gouvernante reparaissait à cet instant pour annoncer qu’un bain attendait Mélanie. Dherblay s’adressa à elle :

— Voudriez-vous être assez aimable pour prendre les mesures de notre revenante ainsi que ses différentes pointures et me les communiquer.

— J’allais vous en prier, monsieur Olivier. Notre jeune dame n’a vraiment pas grand-chose à se mettre en dehors de quelques bijoux…

— Si vous voulez bien m’accorder votre confiance je vais faire le nécessaire. À présent je vous laisse mais je reviendrai ce soir…

— Dînerez-vous avec moi ?

— Je vous remercie mais pas ce soir. D’ailleurs, je viendrai, je pense, avec quelqu’un qui pourra nous être d’une grande utilité. Par chance, Varennes est encore en Italie où il « dirige » toujours les recherches mais il reviendra bientôt.

— Et mon oncle ? Je voudrais tellement le voir !

— Il est malheureusement en Egypte. Je me suis efforcé de le prévenir par des télégrammes envoyés à divers hôtels… À ce soir !

La chambre de Chère Bonne-Maman qui était demeurée farouchement attachée au style de sa jeunesse aurait beaucoup plu sans doute à l’impératrice Eugénie. Mélanie, pour sa part, s’y sentit un peu perdue et vaguement étouffée quand, son bain pris, elle se retrouva dans cet univers de velours ciselé vieux rose, de tapis multicolores qui se chevauchaient, de fauteuils capitonnés, le tout surchargé de coussins et d’énormes glands en passementerie sur quoi régnait un grand lit d’ébène incrusté de cuivre dans lequel la frêle silhouette d’Elodie Desprez-Martel devait se sentir un peu trop au large quand le corps vigoureux de son époux ne le partageait pas. C’était, de toute évidence, la chambre d’une grande frileuse, jamais assez protégée, mais cela Mélanie le savait, n’ayant jamais vu sa grand-mère que couverte de mantelets et de châles, ces derniers étant d’ailleurs de fabuleux cachemires dont elle possédait une véritable collection.