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Ce fut l’un de ceux-ci, d’un beau rouge profond légèrement filé d’or, qu’Ernestine drapa sur les épaules de Mélanie après l’avoir revêtue tant bien que mal d’une robe de soie grise qu’il avait fallu attacher avec des rubans pour lui donner un peu d’aise dans le dos. La jeune femme était en effet beaucoup plus grande et un peu moins maigre que son aïeule. Pour la longueur, l’habile femme s’en était arrangée en laissant dépasser un grand volant de mousseline tuyautée emprunté à une autre toilette.

L’ensemble était plutôt joli mais, en se contemplant dans l’énorme psyché de la pièce aux armoires, Mélanie ne put s’empêcher de se demander s’il lui arriverait un jour de porter des robes non seulement faites pour elle mais à son goût car, bien évidemment, Olivier Dherblay était parti dans l’intention de lui renouveler sa garde-robe. Restait à savoir ce que cela allait donner !

À sa demande, Soames la conduisit dans le bureau de grand-père où se trouvait l’un des deux postes de téléphone, l’autre étant installé dans le vestibule, et comme elle ne s’était encore jamais servie de cet instrument, il lui proposa respectueusement de demander pour elle son numéro. Elle lui tendit alors le petit morceau de papier sur lequel Pierre Bault avait inscrit celui d’Antoine à Paris, mais le vieux serviteur eut beau insister, implorer l’invisible dame des P.T.T. de sonner et de sonner encore, il fut impossible d’obtenir la communication.

— Il faut nous rendre à l’évidence, mademoiselle Mélanie : il n’y a personne.

— Nous essaierons encore un peu plus tard, dit-elle, mais comme l’inquiétude que les révélations de Pierre Bault lui avaient mise au cœur se réveillait, elle demanda à Soames de chercher le numéro du journal Le Matin et d’y demander M. Lartigue. Hélas, elle n’eut pas plus de succès : le journaliste était absent de Paris. La pensée qu’il était peut-être déjà parti pour le lac de Côme réconforta un peu Mélanie. Si c’était le cas, il avait vu Antoine, donc celui-ci n’était pas encore tombé sous les coups de son ennemi.

Pour mieux s’en assurer, elle demanda les journaux du jour et même de la veille mais elle eut beau les parcourir en tous sens, elle n’y trouva pas ce qu’elle craignait : l’annonce de la mort d’un peintre connu. On n’y parlait que de l’arrivée prochaine du roi Édouard VII prévue pour le lendemain, 1er mai, à la gare du Bois de Boulogne. Ce qui lui permit de déjeuner de meilleur appétit en tête à tête avec les nymphes de verre du jardin d’hiver, la grande salle à manger lui étant apparue comme nettement au-dessus de ses forces morales. Elle charma sa solitude par la lecture du Figaro, calé sur une carafe ainsi qu’elle l’avait vu faire à Antoine les jours de mauvaise humeur quand il ne désirait pas engager la conversation. Elle s’intéressa à une longue description du yacht royal Victoria and Albert sur lequel le nouveau souverain anglais venait d’exécuter, depuis le 1er avril, un périple en Méditerranée en compagnie de sa suite habituelle mais non de son ministre des Affaires étrangères auquel il avait préféré lord Harding, « aussi bon diplomate qu’homme du monde accompli ». Elle lut également que le président Loubet et M. Delcassé, l’actuel locataire du Quai d’Orsay, avaient décidé contre vents et marées de jouer sur l’ancienne popularité d’Édouard avant le couronnement pour jeter avec lui les premières bases d’une « entente cordiale » jusque-là tout à fait impensable tant que durait l’interminable règne de sa mère.

Olivier Dherblay revint beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait annoncé mais, à la surprise de Mélanie, c’était une femme qui l’accompagnait, une femme qui ne manquait ni d’allure ni de majesté. À peine âgée de quarante ans, très brune avec un beau visage pâle, elle portait, sous un paletot court et brodé, une veste rouge ornée de pompons et une robe de soie noire d’une grande simplicité mais d’une coupe admirable. Une masse de cheveux noirs nattés et roulés autour de sa tête la lui tirait un peu en arrière, ce qui ajoutait à son air altier. Un simple collier de corail rouge entourait son cou. Quand elle ôta ses gants, des mains blanches et fines apparurent dont l’une portait un magnifique rubis tenu par de minuscules mains d’or.

Tandis que Mélanie se demandait si elle n’était pas la reine d’Espagne, la dame, sans laisser à son compagnon le temps de faire les présentations, déclara d’un ton tout aussi naturel que si elle eut été la souveraine en question :

— Je m’appelle Jeanne Lanvin et j’ai tenu à voir par moi-même à quoi vous ressemblez ! Venez dans la lumière que je vous regarde mieux !

Mélanie avait déjà entendu parler de cette encore récente mais déjà célèbre couturière dont le véritable génie créateur lui permettait de choisir ses clientes. Ainsi Albine, en dépit de sa beauté, n’avait jamais réussi à obtenir que Mme Lanvin s’intéressât à elle.

Tandis qu’obéissant à l’ordre reçu elle tournait lentement sur elle-même, très gênée parce que l’artiste avait tout de suite escamoté le cachemire cache-misère, son regard inquiet accrocha celui de Dherblay qui sourit :

— J’ai eu beau dire que vous teniez essentiellement à rester anonyme, ma chère, Mme Lanvin n’a rien voulu savoir quand je lui ai donné vos mesures et demandé quelques robes…

— On n’achète pas des robes comme une botte de carottes. Pas chez moi, tout au moins ! déclara la reine d’Espagne. Surtout un homme ! D’ailleurs j’aurais sans doute fait jeter celui-ci dehors si je n’avais pour lui de l’amitié. Cela dit : je reconnais qu’il a du goût… mais pas encore assez pour moi. Au surplus, je ne peux créer sur du vide…

— Alors Jeanne ? implora le jeune homme. Qu’en pensez-vous ?

Elle lui décocha un sourire éblouissant :

— Mais le plus grand bien, mon ami, et je me félicite de vous avoir obligé à me conduire ici. Cette jeune dame – au fait, dois-je dire madame ou mademoiselle ?

— Mademoiselle ! répondit précipitamment Mélanie.

— Parfait ! Cette jeune demoiselle, dis-je, aurait pu poser, en d’autres temps, pour Thomas Gainsborough. Pour être tout à fait ravissante il lui manque seulement d’être bien habillée. Et bien coiffée ! Mais je dessinerai une coiffure que sa femme de chambre pourra parfaitement réaliser.

D’une poche de son paletot, elle avait tiré un carnet, un crayon et traçait rapidement deux ou trois esquisses. Après quoi elle sourit aux grands yeux désorientés de sa jeune cliente :

— Dès demain, vous aurez deux ou trois jolies choses ! Vous me ramenez, Olivier ?

— Bien sûr, chère Jeanne. Et je ne vous remercierai jamais assez d’avoir consenti à vous déplacer. C’est une faveur que je n’oublierai pas…

Ils disparurent aussi vite qu’ils étaient arrivés, laissant Mélanie se réemballer dans son châle. Si passionnante qu’elle fût cette visite ne devait pas être celle qu’on lui avait annoncée car avant de partir Dherblay, en la saluant rapidement, avait déclaré qu’il reviendrait entre six et sept heures.