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Mélanie décida de l’attendre dans le cabinet de travail de Grand-père car elle aimait cette pièce sévère mais confortable où les lambris d’acajou, les cuirs des sièges et la grosse lampe de cuivre posée sur la grande table lui rappelaient l’intérieur de l’Askja. Pas de portraits entre les bibliothèques bourrées de livres qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la distraction mais une magnifique gravure représentant la goélette America et deux marines admirables : l’une de Turner, l’autre d’Eugène Boudin.

Elle s’y pelotonna dans un fauteuil au coin de la cheminée où Soâmes avait fait allumer un bon feu car le temps était frais. C’est là qu’elle reçut un homme aux cheveux gris et au visage las, vêtu d’un costume noir assez élégant et qu’on lui annonça comme étant le commissaire Langevin de la Sûreté générale.

— En dépit du travail harassant que lui donne l’arrivée prochaine du roi Édouard, dit Olivier, le commissaire a bien voulu nous accorder quelques instants.

— Croyez, monsieur, que je suis sensible à votre visite en de telles circonstances, dit Mélanie. Prenez place je vous prie ! – Elle hésita une seconde car c’était la toute première fois qu’elle assumait un rôle de maîtresse de maison puis ajouta : – Soames, voulez-vous, s’il vous plaît, faire servir à ces messieurs ce qui convient à cette heure. J’avoue l’ignorer complètement, acheva-t-elle dans un sourire.

Langevin allait refuser mais Dherblay insista :

— Un peu de vin de Porto vous fera le plus grand bien, cher ami, et celui de cette maison est admirable.

De fait, assis en face de son hôtesse et un verre de fin cristal en main, le policier parut se détendre et sourit au jeune visage qui le regardait avec inquiétude.

— Merci de votre accueil, madame. À présent, si vous voulez bien répéter pour moi ce que vous avez déjà confié à M. Dherblay ?

Le récit fut d’autant plus rapide que le commissaire en connaissait déjà une partie.

— C’est bien là le plus étrange voyage de noces dont il m’ait été donné d’entendre la relation ! soupira-t-il. – Puis, ayant humé quelques gouttes de porto, il ajouta : – Il est bien certain que le marquis de Varennes devra répondre à quelques questions lorsqu’il reviendra.

— Il n’est vraiment pas encore rentré ? demanda Mélanie.

— Nous le saurions. Une meute de journalistes l’accompagne et ne le lâche pas d’une semelle. Je pense néanmoins que vous le reverrez bientôt. Surtout lorsque l’on saura votre retour.

Mélanie allait émettre une objection mais, la devinant, Dherblay s’en chargea :

— Mlle Desprez-Martel, dit-il en insistant sur le nom, vient seulement d’arriver et elle ne souhaite pas que cela se sache trop vite. Elle désire…

— Se donner le temps de respirer et, surtout, éviter les inconvénients d’une publicité intempestive ? Je le conçois volontiers. Mais lorsque j’attaquerai le marquis il faudra que ce soit avec une bonne raison.

— Bien entendu. Le mieux serait que vous lui annonciez vous-même qu’il est beaucoup moins veuf qu’il ne veut bien le dire. Sa surprise pourrait être intéressante.

— C’est tout à fait mon avis. Évidemment, cela vous oblige à demeurer enfermée ici, mademoiselle. N’allez-vous pas vous sentir un peu seule ?

— Non. Ici, je suis chez mon grand-père, donc chez moi. Je regrette de devoir vous dire que je n’ai pas envie de revoir ma mère. Du moins pour le moment.

— Il le faudra bien pourtant car si le marquis a tué celle qu’il a fait passer pour vous, il cherchera et trouvera tout de suite une échappatoire commode : il criera à l’imposture… Il pourrait même, mon cher ami, vous accuser d’avoir produit un sosie de sa défunte épouse afin de garder la haute main sur sa fortune. Il faudra bien alors, faire appel à la mère…

— Elle n’est pas la seule qui puisse confirmer mon identité, fit Mélanie. Tous les serviteurs de cette maison…

— « Vos » serviteurs ! Leur témoignage n’est pas entièrement fiable.

— Eh bien alors mon oncle Hubert…

— Qui est encore en Égypte et pourrait ne pas être rentré à temps. Mais dites-moi, jeune dame ! Pourquoi donc cette répugnance envers votre mère ? La croiriez-vous capable de vous renier ?

La réponse vint nette, tranchante :

— Oui.

— Ah !… Et pour quelle raison ?

— Parce qu’elle aime M. de Varennes. Entre lui et moi, elle n’hésitera même pas. Il suffira qu’il lui dise que je ne suis qu’une copie…

— D’autant qu’en deux mois vous avez beaucoup changé, remarqua Olivier. Mon cher Langevin, je ne parierais pas sur la loyauté maternelle de Mme Desprez-Martel.

— Vous la connaissez mieux que moi sans doute. Eh bien, je suis tout disposé à vous apporter mon aide… en souvenir de mon vieil ami Timothée. Eh oui, je connaissais bien votre grand-père, ajouta-t-il avec un nouveau sourire, mais je tiens à vous mettre en garde : avec un homme capable d’échafauder un crime aussi astucieux nous allons avoir du mal à en venir à bout. Si nous ne le confondons pas du premier coup, nous aurons du fil à retordre. Le combat ne vous fait pas peur, mademoiselle ?

— Pas plus que la solitude. Ce que je veux c’est que ce mariage soit brisé par la loi et annulé par l’Église. En dehors de cela, M de Varennes sera parfaitement libre de se chercher une autre héritière.

— À moins que le lac de Côme ne restitue un corps et qu’il ne soit prouvé qu’il a tué une femme, auquel cas il appartiendrait à la justice et aurait beaucoup de peine à éviter l’échafaud…

— Pour en revenir à cette éventuelle imposture, reprit Mélanie, nous pouvons encore faire appel au témoignage des deux hommes qui m’ont sauvée à bord du train. Ils le donneront sans hésiter.

— Je n’en doute pas un instant mais je préférerais que nous n’ayons pas besoin d’eux. Si votre aventure était connue du grand public, le scandale serait énorme, vous le pensez bien puisque vous vous êtes enfuie avec un inconnu la nuit même de vos noces. Dans le monde, voyez-vous, les frasques d’un homme, surtout séduisant, font sourire. Celles d’une femme sont jugées beaucoup plus sévèrement et il faut songer à préserver votre réputation.

— Ma réputation ? s’écria Mélanie enflammée d’une colère soudaine. Autrement dit le qu’en-dira-t-on ? Vous n’imaginez pas à quel point cela m’est égal, monsieur le Commissaire. Mon grand-père – et vous le savez bien puisque vous le connaissiez – ne fréquentait pas ce qu’on appelle « le monde » et je souhaite l’imiter sur ce plan comme sur beaucoup d’autres !

Langevin se pencha et posa une main paternelle sur celles, soudain glacées, de Mélanie :

— Vous êtes très jeune, petite dame, et vous ignorez encore la cruauté qui se cache sous les fleurs, les lumières et les sourires des salons parisiens, et même des salons tout court. Cet homme qui vous a sauvée, ce peintre – assez connu d’ailleurs ! – vous ne souhaitez pas, j’imagine, lui rendre ses bienfaits en malheur ?

— En malheur ? Mais que pourrait-il lui arriver ?

— De perdre sa notoriété. Ou pis encore : de se retrouver un matin, à l’aube, sur quelque discrète pelouse, en face du marquis avec à la main une épée ou un pistolet.

Au cri d’horreur de Mélanie succéda une protestation de Dherblay :

— Ne noircissez pas trop le tableau, Commissaire ! Et n’oubliez pas que la République interdit le duel.

— Mais ne réussit à l’empêcher que si l’un des adversaires prévient secrètement la police et c’est pourquoi j’ai parlé d’une pelouse discrète : celle d’une propriété avec de grands murs ou encore une clairière dans une forêt bien touffue. Cela dit, je n’ai pas voulu vous effrayer, mademoiselle, mais simplement vous faire toucher du doigt les inconvénients que peut présenter votre situation actuelle. À présent, je me retire mais en vous assurant que vous pouvez compter absolument sur mon aide pour les jours à venir.