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Langevin se levait, saluait, se dirigeait vers la porte escorté d’Olivier quand, soudain, Mélanie jaillit de son siège et courut vers lui :

— Encore un instant, je vous en prie !

Sa voix tremblait car une espèce de sanglot venait de se coincer dans sa gorge. Le danger imaginaire que le commissaire venait d’évoquer pour Antoine, après l’avoir terrorisée au point de la paralyser, venait de lui rappeler cet autre péril, beaucoup plus présent, qui menaçait son ami. Son émotion n’échappa pas au policier :

— Je suis là pour vous écouter, dit-il avec beaucoup de douceur. Avez-vous oublié quelque chose ?

— Oui… oui, une chose… terrible ! Avez-vous déjà entendu parler d’un étranger, un terroriste dont le nom est Azeff ?

Les traits de Langevin se figèrent et son regard se fit tout à coup incroyablement dur :

— Plus que je ne le voudrais. Vous le connaissez ?

Mélanie devint aussi rouge que son cachemire :

— Non, dit-elle très vite, non bien sûr !… Comment le pourrais-je ? Mais… une conversation entendue par hasard… dans le train m’a appris à la fois qu’il s’agit d’un homme dangereux… et qu’il est arrivé à Paris depuis quelques jours. C’est tout ce que je sais…

— Azeff ? À Paris ? Par tous les diables de l’enfer !

Et sans ajouter un mot de plus, le commissaire Langevin se rua sur la porte qu’il arracha presque dans sa précipitation, manqua renverser Soames et dégringola l’escalier au bas duquel il récupéra au vol son chapeau melon et son paletot mastic. Alors seulement on l’entendit crier :

— Je vous emprunte votre voiture, Dherblay ! Je vous la renvoie dans une heure !

Dans la grande pièce lambrissée d’acajou, le silence était total. Seul le feu se faisait entendre. Ce fut le rire d’Olivier Dherblay qui le brisa.

— Diable d’homme ! fit-il. C’est gentil à lui de me prévenir !… – puis, avisant un échiquier d’ébène et d’ivoire disposé sur une petite-table, il ajouta : – Je crains qu’il ne vous faille me supporter encore un moment. Voulez-vous que nous fassions une partie ? Je sais que vous êtes une adversaire respectable.

Il apporta la table près du feu où Mélanie, encore tremblante de la peur qui l’avait secouée, était revenue. Mais avant de s’installer en face de la jeune femme, il alla remplir deux verres à la carafe laissée par Soames et lui en offrit un :

— Buvez ! Je crois que vous en avez besoin.

Il se pencha vers elle et le feu alluma des reflets dans le cristal taillé du verre et dans les yeux d’Olivier dont, pour la première fois, Mélanie découvrait qu’ils étaient de ce bleu un peu dur du lapis-lazuli. La profondeur de l’orbite où ils s’enchâssaient les assombrissait le plus souvent mais lorsqu’une petite flamme de gaieté les animait ils devenaient fascinants. Elle sourit à ces yeux-là, prit le verre et, dédaignant une fois de plus les bonnes manières, elle le vida d’un trait, ce qui le fit rire.

— Quelle jeune béotienne ! Cela se déguste…

La partie dura car tous deux jouaient bien. Entre les coups, ils échangeaient parfois un sourire mais sans dire un mot. Olivier perdit juste au moment où le roulement de sa voiture se faisait entendre dans la cour. Un peu trop vite peut-être. Mélanie pensa qu’il se laissait battre délibérément parce qu’il n’avait sans doute plus de temps à lui consacrer.

Après son départ, elle se sentit curieusement seule. Le début de cette longue journée commencée dans un train lui semblait aussi lointain qu’un souvenir d’enfance. Cela tenait sans doute à ce que tout allait trop vite depuis deux mois. Sa vie, au lieu de s’écouler douce et agréable dans les plaisirs de la lune de miel, s’était emballée comme dans les images de M. Lumière que Fräulein l’avait emmenée voir à l’Exposition universelle de 1900 ; rien n’avait plus l’air vrai. Peut-être parce que l’éclairage des êtres et des choses avait changé. Le prince charmant s’était mué en un bandit de grands chemins tandis qu’Olivier Dherblay, considéré jusqu’alors comme un homme foncièrement ennuyeux, se révélait un ami délicat et presque amusant.

À bien s’interroger, Mélanie dut s’avouer tout de même que celui-ci avait monté dans son estime quand, sur le quai de la gare de Lyon, il lui avait appris qu’en cas de besoin elle pouvait chercher refuge dans l’hôtel Desprez-Martel. Résultat : c’était lui qu’elle avait appelé à son secours et il était venu aussitôt…

Quittant son coin de feu, elle alla poser ses bras sur le haut dossier du fauteuil qui, derrière le grand bureau, marquait la place du vieillard. Elle en caressa le cuir fatigué par des années de labeur :

— Saurai-je jamais ce qui vous est arrivé ? murmura-t-elle. Oh, Grand-père !… vous me manquez tellement ! Mais aussi pourquoi ai-je accepté que l’on ne respecte pas vos volontés ? J’en suis bien punie. La maison est si vide, sans vous !

C’était vrai. Encombré de meubles énormes, d’armures, de livres, de plantes et de tableaux, le vieil hôtel semblait mort et ses échos éteints. Il fallait, pour le faire vivre, la voix de tonnerre, la carrure et la vitalité du vieux Timothée…

Soames entra sans bruit pour enlever le plateau et les verres. Ne l’ayant pas entendu venir, Mélanie ne bougea pas et tressaillit lorsqu’il soupira :

— Il est difficile d’imaginer qu’il ne reviendra jamais et qu’un tel homme ait pu disparaître sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air ! Pour ma part, je ne peux m’y habituer…

— Moi non plus, Soames. Pourtant, il y a déjà six mois !

Elle prit sur le bureau un morceau de granit qui affectait la forme d’une main. De minuscules coquillages dessinaient comme une petite étoile de mer sur la pierre fugueuse qui rosissait à un endroit et, à un autre, montrait des traces noires comme si elle était passée par le feu. Le vieux serviteur sourit :

— Monsieur tenait beaucoup à ce caillou qu’il avait trouvé en Bretagne. Il l’appelait la main de Neptune et il aimait y appuyer la sienne quand quelque chose le tracassait. Il disait aussi qu’elle lui donnait de la force. Oui, comme cela !

Mélanie, en effet, imitait tout naturellement le geste. Le granit était froid et rugueux sous ses doigts mais elle eut tout à coup la curieuse impression que sa mélancolie se dissipait et qu’une énergie nouvelle lui venait.

— S’il vous plaît, Soames, voulez-vous redemander le numéro de tout à l’heure ?

— Tout de suite, mademoiselle Mélanie. Ensuite, si vous le souhaitez, je vous servirai votre dîner ici. Le jardin d’hiver est un peu triste la nuit.

Par quatre fois, Mélanie essaya d’atteindre Antoine mais la sonnerie résonnait dans le vide. Elle décida alors que le mieux était d’aller se coucher mais, en quittant le cabinet de travail, elle prit avec elle deux livres reliés de cuir havane frappé d’or qu’elle avait trouvés sur la grande table : la vie du corsaire Robert Surcouf – un vieil ami à elle ! – et celle du bailli de Suffren qui devait être pleine d’intérêt puisque grand-père gardait le volume sous sa main. Eh effet, s’il existait bien une petite bibliothèque vitrée dans sa nouvelle chambre, son contenu ne la tentait pas. Chère Bonne-Maman affectionnait les ouvrages de piété, tels l’Imitation de Jésus-Christ, mais on lui découvrait aussi un faible pour de petits romans aux titres un brin sirupeux comme Le Sacrifice de Louise, Vierge et sacrifiée, La Princesse charmante. Il avait suffi à Mélanie d’y jeter un coup d’œil pour décider qu’ils ne pouvaient convenir à une fille nourrie au lait de M. Fenimore Cooper et de M. Walter Scott et qui, à Château-Saint-Sauveur, avait découvert un génial Anglais nommé Oscar Wilde, sans compter les roboratifs romans d’aventure de M. Paul d’Ivoi…