Lentement, Mélanie remontait vers ses appartements, soutenue par Mme Duruy. Soudain, elle s’arrêta, se retourna :
— Vous n’allez pas être obligé de vous battre avec lui ?
Dherblay haussa les épaules, puis enfila le paletot que lui tendait Soames :
— Qui peut savoir ? De toute façon, ne vous tourmentez pas : je tire à l’épée aussi bien qu’au pistolet, et il se peut que je fasse de vous une jeune veuve.
— Je n’en demande pas tant. Tout ce que je désire c’est retrouver ma liberté même si la bonne société doit me tourner le dos. En fait elle me rendrait grand service en m’oubliant.
— Non et je n’en crois pas un mot. Vous êtes trop jeune pour renoncer à l’éclat du monde. L’autre soir, à l’Opéra, vous étiez heureuse parce que vous étiez belle et que tous vous admiraient… moi le premier. Et c’est l’attention d’un roi qui vous a obligée à fuir.
En rentrant chez lui, Dherblay trouva Antoine dans son escalier, assis sur la banquette du palier. Après avoir un moment caressé l’idée de chercher le financier à la Bourse, il en était revenu rapidement et, faute d’obtenir du valet de chambre la permission de s’installer dans l’appartement, il avait opté pour l’extérieur immédiat. Là au moins, il était sûr de ne pas le manquer.
— Vous m’attendiez ? s’étonna Olivier. Puis-je vous demander qui vous êtes ?
— Je ne sais pas si mon nom vous dira grand-chose. Je m’appelle Antoine Laurens.
— Ah !… puis, au bout d’un instant : Veuillez me suivre s’il vous plaît !
Tirant une clef de sa poche, il fit pénétrer Antoine dans l’appartement, imposa silence à son valet qui commençait à protester et conduisit son visiteur jusqu’à un cabinet de travail meublé de livres et de quelques très beaux meubles Empire. Mais, avant même d’accepter le fauteuil qu’on lui offrait, le peintre demanda :
— Où est-elle ?
— Vous entendez, j’imagine, Mlle Desprez-Martel ?
— Naturellement. Je vous ai vu avec elle l’autre soir à l’Opéra. Est-elle ici ?
Olivier leva les sourcils :
— Qu’y ferait-elle ? Ce serait de la dernière imprudence. Elle est chez son grand-père…
— J’y suis allé et j’ai même vu le gardien. Il m’a assuré qu’à part deux ou trois domestiques, la maison est vide.
— Que vouliez-vous qu’un fidèle serviteur vous dise d’autre ? fit Dherblay en haussant les épaules. Nous étions tenus à une certaine discrétion…
— Une loge à l’Opéra, cela vous paraît discret ?
— Pourquoi l’aurais-je privée de ce plaisir dès l’instant où j’étais certain que les yeux capables de la reconnaître n’y seraient pas ? Nous ne sommes d’ailleurs pas restés longtemps.
— Je l’ai remarqué. Mélanie a eu peur ?
— Non. C’est moi qui ai eu peur. Le roi Édouard s’apprêtait visiblement à se la faire présenter à l’entracte.
— C’est vrai qu’elle était bien belle ! soupira Antoine. Eh bien, je crois qu’à présent je vais aller la voir, ajouta-t-il en se levant.
— Je ne vous le conseille pas. Une scène assez pénible vient de se dérouler là-bas et je ne suis pas certain qu’elle ait envie de parler à qui que ce soit. Reprenez votre siège et écoutez-moi !
En quelques phrases brèves et claires, totalement dépourvues d’émotion, Olivier raconta ce qui s’était passé et l’incroyable audace dont Francis de Varennes avait fait preuve. En matière de conclusion, il laissa entendre qu’il ne fallait pas attacher trop d’espoir au fait que le commissaire Langevin avait emmené le personnage pour continuer à l’interroger.
— Varennes ne risque rien qu’une amende peut-être à verser à la police italienne. Il n’y a pas de cadavre et aucun chef d’accusation ne peut être retenu contre lui. Pas même la nuit passée avec la danseuse : il n’y a pas eu flagrant délit. Il est certainement libre à l’heure qu’il est…
À ce moment, la sonnette de la porte d’entrée se fit entendre et le valet parut presque aussitôt pour annoncer « deux messieurs qui désirent entretenir Monsieur de la part de M. le marquis de Varennes ».
— Il est libre ! Et même il ne perd pas de temps. Faites entrer, Arthur !
— Vous pensez que ce sont ses témoins ? demanda Antoine.
— Je ne vois pas ce que cela pourrait être d’autre. Je vais avoir l’honneur de me battre en duel avec un homme que je méprise.
— Laissez-moi votre place ! C’est à moi de la défendre.
— Je ne vois pas à quel titre ? En outre c’est moi qui ai boxé le marquis. Mais si vous voulez être mon témoin…
La tenue des deux visiteurs, tout de noir vêtus, effaça le dernier doute. Le vieux vicomte de Resson et le baron Graziani venaient en effet demander à Olivier Dherblay de faire à leur ami des excuses publiques ou bien d’accepter de le rencontrer, dès le lendemain matin, dans le jardin d’une propriété privée. Le marquis étant l’offensé choisissait l’épée.
— Je comprends, ironisa Antoine. Cela fait moins de bruit et la police a l’oreille sensible…
M. de Resson le toisa :
— J’ose espérer, monsieur, que vous savez à quoi vous oblige votre rôle de témoin et que vous n’aurez pas le mauvais goût d’alerter les argousins ?
— Je sais vivre, monsieur. Par contre, je me demande si je ne vais pas, moi aussi, vous envoyer un cartel car vous êtes tout simplement en train de m’insulter…
— Messieurs, messieurs ! coupa Dherblay. Ce que nous sommes en train de faire est déjà passablement ridicule. N’en rajoutons pas ! Je souscris à vos exigences et je compte demander à mon ami Sacha Magnan d’être mon autre témoin. Nous nous reverrons demain matin.
— À cinq heures dans le parc de la Folie-Saint-James à Neuilly. Soyez exacts !
Quand les émissaires se furent retirés, les deux hommes demeurèrent face à face. Presque machinalement, Antoine accepta le verre de vieux porto que lui offrait Dherblay mais sans le quitter des yeux.
— Pourquoi tenez-vous tant à risquer votre vie pour Mélanie ? demanda-t-il après un court silence. Vous l’aimez ?
Olivier se mit à rire :
— Je comprends mal votre question. J’ai frappé un homme qui insultait une femme ; il me demande réparation par les armes et je lui accorde cette réparation. C’est aussi simple que cela. Quant à ce que je pense de Mlle Desprez-Martel, nous ne nous connaissons pas assez pour que je vous le confie… mais je ne demande pas mieux que de développer nos relations puisque vous avez accepté si simplement de m’assister. Voulez-vous souper avec moi ? Nous causerons…
Antoine accepta.
Des écharpes de brume venues de la Seine proche et irisées par les feux de l’aurore enveloppaient les arbres du parc où le chant des oiseaux commençait à monter vers le ciel. C’était un petit matin ravissant, plein de senteurs fraîches et fait pour la joie de vivre, pas pour servir de cadre à la folie des hommes. Antoine pensa que le tableau étalé devant ses yeux était absurde et anachronique : deux hommes vêtus de pantalons noirs et de chemises blanches qui s’affrontaient l’épée à la main devant six autres – les témoins, le directeur du combat et le médecin, en noir eux aussi alignés comme un jeu de massacre.
En croisant tout à l’heure le regard sombre de Varennes, il avait compris que l’autre le reconnaissait. Ce regard s’était soudain rétréci jusqu’à ne plus laisser filtrer qu’une mince luisance, puis le marquis avait souri mais sans rien dire. Le peintre pensa qu’il faisait peut-être un rapprochement entre sa présence dans le Méditerranée-Express et la disparition de Mélanie, mais il n’en éprouva aucune crainte. Au contraire il s’en réjouit : si Dherblay ne tuait pas ce misérable, il aurait plaisir à l’accommoder à sa manière à lui et à boxer vigoureusement cette face insolente.