— Est-ce que vous ne vous oubliez pas, Francis ?
Emporté par son désir, l’homme, sans s’écarter, lui jeta un mauvais regard :
— Fiche le camp ! C’est ma femme après tout et j’ai le droit d’en faire ce que je veux !
— En ce cas, ne comptez pas sur moi pour vous y aider !
La menace devait être sérieuse car Francis se calma aussitôt. Mélanie en profita pour lui échapper, glisser du lit et courir vers sa mère :
— Mère, je vous en prie, cet homme est fou. Laissez-moi partir !…
Hélas, il n’y avait aucune tendresse mais seulement une amère jalousie dans le regard qu’Albine posa sur la poitrine dénudée de sa fille.
— Non. Tu resteras ici. Simplement, c’est moi qui garderai la clef. La nuit tout au moins…
Semblable à quelque statue de la vengeance, elle se tenait debout près de la porte ouverte que Francis, la mine sombre mais tout de même assez penaud, franchit en rajustant sa cravate pour se donner une contenance. Le bruit d’une dispute naissante s’éloigna avec eux dans la galerie et Mélanie, soudain accablée de fatigue, se laissa tomber assise près de la fenêtre sur une chaise basse. Ce qui venait de se passer l’avait recrue de lassitude et de dégoût.
Elle resta là un long moment, prostrée, essayant de mettre un peu d’ordre dans ses idées et se faisant à elle-même les plus amers reproches. Comment avait-elle pu être assez stupide pour se laisser piéger de la sorte ? Mais aussi comment imaginer que sa propre mère se prêterait à une basse comédie pour l’obliger à revenir chez elle ? Et puis il y avait ce duel affreux qui la bouleversait. L’idée qu’un homme était peut-être en train de mourir pour l’avoir défendue était intolérable. Elle conférait à Francis les couleurs sinistres de ces bandits de grands chemins sans scrupule et sans conscience, uniquement attachés à balayer ceux qui prétendaient leur barrer la route. Olivier Dherblay payait le dévouement qu’il portait à la petite-fille comme à la mémoire de Timothée Desprez-Martel et, en imaginant le jeune homme râlant son agonie, Mélanie ne put retenir ses larmes.
Peut-être aussi pleura-t-elle sur elle-même. Ne sachant plus rien d’Antoine, c’était son unique rempart qui venait de tomber et elle se retrouvait livrée pieds et poings liés à ceux qu’elle ne pouvait considérer autrement que comme des ennemis car, si déterminé que fût le commissaire Langevin, il ne pourrait rien contre une famille coalisée et bien assise dans la société. Il lui faudrait s’en tenir aux simples faits : une jeune femme que l’on croyait morte était bien vivante et, même si elle avait émis devant lui l’intention de divorcer, il n’enverrait certainement personne l’interroger puisqu’elle était désormais entre sa mère et son époux. Surtout si on laissait courir le bruit qu’elle n’avait pas tout à fait sa tête à elle. Après tout, cet homme positif n’aurait sans doute pas beaucoup de peine à la prendre pour une folle ou à la limite pour une mythomane, l’histoire qu’elle lui avait racontée pouvant très bien n’être rien d’autre que le fruit d’une imagination romanesque.
Néanmoins, ce fut peut-être cette impression d’être en train de toucher le fond qui lui rendit soudain son courage. Mélanie était bonne nageuse et elle avait appris que, lorsqu’on coule, c’est une fois arrivé au plus bas qu’un coup de pied permet de remonter à la surface. Elle allait devoir se prendre entièrement en charge et lutter à sa manière pour retrouver sa liberté. Seule ? Pas forcément. L’oncle Hubert allait bien reparaître un jour ou l’autre ? Et puis, si elle semblait se plier aux volontés des deux complices, Olivier Dherblay réussirait peut-être à guérir de sa blessure ? Si seulement elle pouvait savoir à quel point il était atteint ?
Quittant sa petite chaise, elle se dirigea vers la salle de bains qu’elle partageait naguère avec Fräulein pour se rafraîchir le visage. Le grand miroir ovale, en lui rappelant le désordre de sa toilette, la fit rougir. Elle se hâta de se déshabiller, prit un peignoir de bain dans un placard et s’en enveloppa. Le seul réconfort qu’elle tirât de sa situation était qu’on l’enfermait dans sa chambre de jeune fille et qu’elle s’y trouvait environnée d’objets plus que familiers. Ainsi pour se rhabiller il lui suffisait d’aller fouiller dans sa penderie où une bonne partie de son trousseau de mariage devait être restée puisque, naturellement, elle n’avait pas tout emporté en voyage de noces.
Elle remit à un peu plus tard l’exploration de ses biens pour se laver soigneusement la figure et surtout la bouche qu’elle rinça à plusieurs reprises pour en faire disparaître le goût des baisers de Francis. La seule évocation de leur brève étreinte la faisait trembler de colère et de répugnance.
— Jamais plus il ne me touchera ! fit-elle à haute voix pour que le son affirmât davantage encore sa volonté. Jamais plus, dussé-je le tuer… ou me tuer !
À la réflexion, elle aurait mieux fait de ne pas exprimer ainsi sa pensée car elle trouva la phrase grandiloquente et théâtrale mais l’intention y était tout de même.
Rafraîchie, elle eut envie de revoir un visage amical et sonna pour appeler sa femme de chambre. Elle aimait bien Léonie et ce serait déjà un réconfort mais celle qui entra, quelques instants plus tard, était une parfaite inconnue. Une femme d’un certain âge, petite et maigre, dont le bonnet de batiste et le col blanc amidonné ne parvenaient pas à égayer un visage résolument fermé.
— J’ai appelé Léonie, fit Mélanie. Ce n’est pourtant pas son jour de sortie ?
— Il n’y a plus de Léonie, ici, madame la Marquise. Elle a dû partir avant que l’on ne m’engage. Moi, je suis Angèle, ajouta-t-elle avec une courte révérence. Si madame la Marquise veut bien me dire ce qu’elle désire ?
Mélanie la regarda avec un sourd désespoir. Cette femme visiblement revêche à la place de l’aimable camériste, si dévouée, qu’elle connaissait depuis toujours ! Prononcé par elle, le joli titre qu’elle était si heureuse de porter au temps de ses fiançailles prenait une vague tournure menaçante. Cependant, il allait bien falloir s’en contenter.
— Je désire m’habiller. Donnez-moi du linge et une robe ! Vous trouverez tout cela dans la penderie.
— Je sais. Puis-je seulement demander quelle robe ?
— Cela m’est égal : je n’en aime aucune !
Lorsque la camériste revint avec les objets demandés, Mélanie se laissa habiller sans s’intéresser à ce qu’on lui passait, puis déclara :
— J’ai l’intention de déjeuner dans ma chambre. Voulez-vous demander à Rosa de venir me voir ? Je ferai mon menu avec elle.
— Rosa n’est plus en cuisine, madame la Marquise. Elle a rendu son tablier quand les journaux ont annoncé que Madame avait disparu dans un accident.
— Partie ? Elle aussi ?
C’était le dernier coup. Il n’y avait plus, dans cette maison, personne qui pût lui venir en aide, personne dont l’affection fût indubitable et qui pût rendre un peu de couleur à la grisaille des jours à venir.
— Nous avons un chef à présent, fit la femme avec hauteur comme si elle était à l’origine de cette nouveauté. Il est très capable et je peux lui demander de monter si…