— N’en faites rien ! C’est… sans importance. Je vous remercie mais à présent laissez-moi !
Angèle se retira en refermant la porte sans faire le moindre bruit et Mélanie éprouva un vague soulagement. Au moins le décor de sa chambre était toujours le même et l’aidait à lutter contre l’impression désespérante d’être perdue dans un désert. Alors elle essaya de revenir en arrière, de s’y intégrer à nouveau pour tenter de se retrouver elle-même. Elle ouvrit le placard dans lequel on rangeait les jouets et les poupées qu’oncle Hubert lui avait rapportés de ses voyages. Il y en avait de toutes les provinces de France, de tous les pays d’Europe et même d’autres venues d’au-delà des mers. Elle en sortit quelques-unes, les caressa puis les rangea soigneusement. Ce passé-là était trop lointain…
Elle voulut ensuite se rendre dans la salle d’études qui, naguère encore, séparait sa chambre de celle de Fräulein mais la porte était fermée et il lui fut impossible de l’ouvrir en dépit des violentes secousses qu’elle lui imprima. Découragée, elle revint s’asseoir sur sa petite chaise après avoir ouvert la fenêtre qui donnait sur le jardin afin de mieux respirer. Une chance encore que l’on n’eût pas songé à mettre des barreaux entre elle et l’air libre !
C’est là que sa mère la trouva quand, un moment plus tard, elle vint la rejoindre mais comme, à son entrée, Mélanie ne fit pas le moindre geste et continua à suivre du regard le vol d’une hirondelle, elle tira un petit fauteuil pour s’installer en face d’elle.
— Il faut que nous parlions toutes les deux, Mélanie, dit-elle avec une douceur inattendue. Tout ceci est ridicule. Tu te comportes comme si nous étions tes ennemis.
— N’est-ce pas plutôt vous, Mère, qui venez de donner le ton à nos nouvelles relations ? Pourquoi m’avez-vous attirée ici en jouant sur la tendresse que je vous gardais peut-être encore ?
— Mais parce qu’il le fallait ; voyons ! Ton attitude est stupide : vouloir vivre seule dans cette grande baraque sinistre des Champs-Elysées alors que tu n’as que seize ans, c’est proprement insensé.
— Je ne crois pas. Ce l’est même si peu que mon grand-père avait prévu que je puisse, un jour, avoir besoin d’un refuge. Là-bas, je suis chez moi.
— Tu oublies seulement que tu es mariée, devant Dieu et devant la loi. Mariée, tu m’entends ? Et ton époux aurait été en droit de te faire ramener au domicile conjugal par les gendarmes…
— Heureusement qu’il ne s’est pas donné ce ridicule ! Mais est-ce que vous n’oubliez pas ce que j’ai dit hier ? Je veux divorcer…
— On ne divorce pas dans notre monde…
— Sauf si l’on est prince de Monaco ! Y a-t-il deux poids deux mesures ?
— Oui. Il s’agit d’un chef d’État. Toi tu seras mise à l’index.
— Et après ? Croyez-vous que je m’en soucie ? Notre monde, comme vous dites, ne m’intéresse pas. D’ailleurs je demanderai l’annulation…
— Pour non-consommation du mariage ? Tiens-tu vraiment à être contrainte de faire la preuve de ta virginité ? Je t’en supplie, Mélanie, reviens sur terre, cesse de te prendre pour une héroïne de roman ! Tu aimais Francis quand tu l’as épousé… Je reconnais qu’il a eu des torts envers toi.
Mélanie jaillit de sa chaise comme si un ressort s’était soudain détendu.
— Des torts ? Dès le début de notre voyage de noces, il a voulu se débarrasser de moi. La seule chose que j’ignore c’est s’il comptait me tuer ou me faire enfermer comme folle. L’affaire de la danseuse n’était qu’une façade, une peccadille comme votre monde en pardonne tant mais elle lui assurait un alibi : un jeune marié qui a bu un peu trop et qui s’attarde chez une fille facile tandis que l’on enlève sa jeune femme. Admirable en vérité ! Tout le train pouvait proclamer son innocence.
— Je ne sais pas qui t’a mis une idée pareille dans la tête ?
— Je n’ai eu besoin de personne. Quant à vous, ma mère, vous oubliez un peu trop vite cette autre femme, soigneusement prévue à l’avance et qui, à Menton, se tenait prête à jouer mon rôle ! Je ne sais rien d’elle sinon qu’elle est rousse mais il est possible que vous et moi sachions qui elle est.
— Comment cela ?
— Souvenez-vous ! À Dinard quand nous avons parlé de Francis pour la première fois, je vous ai dit l’avoir vu embrasser une belle jeune femme aux cheveux roux sur la terrasse de Mrs Hugues-Hallets. Si j’étais vous, j’essaierais de savoir qui était la fausse Mme de Varennes car elle doit être singulièrement attachée à cet homme pour avoir accepté de se jeter, en pleine nuit, dans un lac ! À moins qu’elle n’ait fait que passer d’une barque dans une autre préparée à l’avance ? Ramer est assez facile quand on est jeune et sportive. Celle que j’ai vue devait l’être et j’ai pensé, Dieu sait pourquoi, qu’elle pouvait être américaine…
Cette fois Albine avait écouté sa fille sans l’interrompre mais, à mesure que celle-ci parlait, elle semblait se rétrécir, vieillir même car un véritable chagrin s’inscrivait sur son joli visage.
— J’ai posé ces questions, soupira-t-elle en cherchant son mouchoir qu’elle roula nerveusement. La réponse a été facile : personne n’était prévu mais Francis a beaucoup d’amis sur toute la Côte d’Azur et, devant son désarroi, une jeune femme qui tient à garder l’anonymat a bien voulu jouer ton rôle pendant quelque temps.
— Et vous avez cru cela ? Comme c’est vraisemblable ! Non, Mère, Francis est un menteur doublé d’un homme sans scrupule et je ne comprends pas pourquoi vous tenez tellement à ce que je reste avec lui. Je ne l’aime plus et je crois même qu’il me fait horreur.
— Tu es encore sous le coup d’émotions multiples mais cela passera. Il n’est pas nécessaire de s’aimer pour vivre heureux…
— À défaut d’amour il faut au moins l’estime, le respect, s’écria Mélanie indignée. Vous ne pouvez exiger cela de moi ! Vous savez très bien qu’une seule chose l’intéresse : ma fortune !
— C’est possible. Tu vois, j’essaie de te comprendre et pourtant je te demande de ne plus songer à divorcer et d’accepter la vie commune… avec nous.
— Donnez-moi pour cela une seule bonne raison !
Il y eut un silence. Albine, les yeux baissés mais déjà pleins de larmes, torturait son mouchoir entre ses doigts dont les jointures blanchissaient. Elle eut un sanglot et, enfin, avoua :
— Je l’aime… et je ne peux pas supporter l’idée de vivre sans lui. J’ai besoin de sa présence, j’ai besoin de…
Pour la première fois Mélanie éprouva un sentiment de pitié vis-à-vis de cette femme à ce point possédée par l’amour qu’elle s’abaissait à prier sa propre fille de lui laisser son amant. D’un mouvement spontané, elle s’agenouilla devant elle et, pour la première fois depuis tant d’années, elle murmura le nom tendre qu’elle n’employait jamais.
— Maman ! Ne vous désolez pas ainsi ! J’ai toujours su, je crois, que vous l’aimiez et il vous aime sans doute aussi mais dans ce cas, vous devriez m’aider à retrouver ma liberté car vous la retrouveriez aussi tous les deux. Vous pourriez même vous marier…
Un éclat de rire lui répondit tandis qu’Albine se levait pour s’éloigner de sa fille et allait jusqu’à la fenêtre pour contempler le jardin.
— Nous marier ! Es-tu folle ? Si nous lui enlevons ses espérances, crois-tu qu’il s’intéressera encore à moi ? Je sais bien qu’il me quittera car je suis loin d’être aussi riche que tu vas l’être et lui n’a qu’une modeste fortune… mais je ne veux pas qu’il me quitte ! ajouta-t-elle dans un cri.