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— Il vous quittera de toute façon. Avez-vous oublié ce qui s’est passé tout à l’heure ? Sans vous…

La respiration d’Albine s’accéléra.

— Eh bien… eh bien j’ai eu tort ! Il voulait exercer ses droits d’époux et j’aurais dû le laisser faire.

— Mais moi je les lui refuse, ses droits d’époux ! Il n’avait qu’à les prendre quand il en était temps. À présent il est trop tard… Laissez-moi partir !

— N’y compte pas ! Je ne t’aiderai jamais à faire mon malheur et à détruire notre réputation.

— Notre réputation ? Qu’en aurez-vous à faire lorsqu’il nous aura tuées, toutes les deux ? Parce que c’est ça qu’il fera si j’acceptais ce que l’on veut m’imposer. Bien sûr, l’accident – car ce serait un accident – n’aura pas lieu tout de suite. Il se produira dans quelques mois. Je disparaîtrai la première mais vous me suivrez certainement assez vite. Le chagrin sans doute ? Et votre cher Francis, votre indispensable Francis, pourra vivre heureux avec sa belle et mystérieuse amie.

— Fable ! Imagination de gamine instable ! Qui sait où tu as pu traîner pendant ces deux mois pour rapporter des idées aussi affreuses… Au fond, tu es peut-être bien folle ?

— Ce serait si commode, n’est-ce pas ? Car, bien sûr on ne divorce pas d’une folle ? Cette idée n’est pas de vous, Mère. C’est lui qui vous l’a soufflée… et je sais bien pourquoi.

Brusquement Albine parut se métamorphoser. La femme misérable et accablée de douleur qu’elle était un instant plus tôt devint tout autre : une créature en pleine certitude de ses devenirs et de sa propre puissance. Tournant le dos à la fenêtre, elle marcha résolument vers la porte mais, là, s’arrêta un instant.

— Tu as perdu le sens, cela ne fait aucun doute mais, au cas où tu te poserais des questions à mon sujet, sache ceci : je préfère courir le risque de mourir… d’un accident plutôt que de renoncer pour toi au seul homme que j’aie jamais aimé.

Elle redressa la tête comme elle l’avait vu faire bien souvent à Mme Sarah Bernhardt lorsqu’elle sortait de scène, et quitta la chambre de sa fille.

Celle-ci la regarda partir avec une colère qui se nuançait de commisération. Elle avait toujours su que sa mère était un esprit frivole et faible mais elle la voyait à présent au pouvoir d’une sorte de génie du mal dont elle n’avait à attendre que la destruction : elle refusait de voir le danger, entièrement absorbée par cette passion dont même les côtés les plus sombres lui semblaient attirants. Dire qu’elle en était à regretter d’avoir empêché son amant de violer sa fille ! La crise de jalousie de tout à l’heure avait été emportée par la crainte de voir cet homme rejeté loin d’elle et, cette nuit peut-être, elle ouvrirait elle-même la porte dont elle prétendait garder la clef.

« Il faut que je parte ! pensa Mélanie. Il faut que j’arrive à m’enfuir d’ici ! »

Dans ce naufrage qu’elle venait de vivre, c’était la seule idée nette qui lui restât : fuir, mettre le plus de distance possible entre cette femme qui ne se souvenait plus d’être une mère et l’homme dont elle se voulait la servante aveugle et sourde. Mais comment ? Par quel chemin ?

Mélanie entreprit d’examiner les aîtres comme si elle ne les connaissait pas depuis toujours. Descendre dans le jardin depuis le premier étage et même si les plafonds du rez-de-chaussée avaient plus de cinq mètres n’était pas une impossibilité d’autant qu’elle pourrait s’aider, le plus classiquement du monde, de ses draps. Mais ensuite ? comment franchir sans aide les hauts murs de clôture ? L’un, bien sûr, donnait sur la rue, l’autre sur une légation et le troisième sur un couvent. Autant d’impossibilités. Les toits ne communiquaient pas avec ceux des voisins et quant à la cour d’entrée, les murs se renforçaient de la vigilance du concierge. Un véritable casse-tête !

Un coup frappé à sa porte interrompit sa méditation. La femme de chambre reparut :

— Madame demande si madame la Marquise veut descendre pour le déjeuner ?

— Je vous ai déjà dit que je désirais être servie ici.

Angèle s’inclina sans répondre et s’éclipsa mais ne revint pas, ce qui était hautement significatif : si Mélanie ne se décidait pas à reprendre sa place à la table familiale, elle serait privée de nourriture. Ce qui posait un nouveau problème et non des moindres : pour imaginer un plan d’évasion, il faut avoir l’esprit clair et un minimum de forces physiques. Or Mélanie avait déjà très faim. Le petit déjeuner était loin et les événements qui l’avaient suivi de nature à creuser un appétit certain. D’autant qu’en entrant, Angèle avait livré passage à un agréable fumet de poulet rôti.

Se sachant condamnée à jeûner, Mélanie se sentit d’autant plus affamée. Elle commença par aller boire un grand verre d’eau dans son cabinet de toilette puis un autre afin d’occuper son estomac. Mais l’effet en fut passager. Alors se souvenant du vieux dicton qui veut que « qui dort dîne » elle s’étendit sur son lit et ferma les yeux ; sans le moindre succès : son esprit surchauffé ne lui laissa ni trêve ni repos. Et soudain, une idée lui vint : le chocolat ! Le chocolat de Rosa ! En restait-il encore un peu ?

Sautant à bas de son lit, elle réintégra la salle de bains, ouvrit les portes du grand placard où l’on rangeait les draps, les serviettes et les couvertures supplémentaires, tira un tabouret et, montant dessus en s’étirant de son mieux, elle atteignit le rayonnage où, justement, on rangeait les objets dont on ne se servait pas couramment, glissa ses mains sous un gros édredon et retint un cri de joie : ses doigts venaient de se refermer sur deux plaques de chocolat : une entière et l’autre entamée.

Elle les descendit avec le soin pieux que l’on réserve en général aux trésors les plus précieux et mangea avec délices deux des cinq barres restant dans le paquet déjà ouvert bien que le goût s’en fût un peu affadi.

Cette affaire de chocolat tenait tout entière dans l’avarice de Mme Desprez-Martel lorsqu’il s’agissait de sa table. La plus grande parcimonie était recommandée à la cuisinière, tout au moins lorsqu’il n’y avait pas d’invités. Il fallait d’ailleurs que Rosa fût solidement attachée à la famille pour se résigner à servir des menus aussi frugaux à sa maîtresse et surtout à Mélanie.

— Elle peut se laisser mourir de faim pour garder sa taille, bougonnait-elle, mais la petite c’est autre chose… et les domestiques aussi !

Résultat : lorsque sa mère s’absentait, la fillette et sa gouvernante allaient s’asseoir démocratiquement à la table de la cuisine où le menu, s’il était simple, était toujours copieux. D’autre part, comme Albine recevait beaucoup, Rosa mettait de côté quelques denrées non périssables qui prenaient le chemin de la salle de bains que Mélanie partageait avec Fräulein. Léonie qui était leur femme de chambre n’aurait jamais vendu la mèche et Angèle n’était pas là depuis assez longtemps pour avoir découvert le pot aux roses.

Sa faim apaisée, Mélanie rangea soigneusement ses provisions, but encore un peu d’eau puis reprit le cours de ses réflexions. Étant donné sa situation actuelle – c’est-à-dire coupée de tous ceux qu’elle savait disposés à l’aider – ce n’était peut-être pas une bonne solution de s’en tenir à une attitude intransigeante. Cela servirait juste à accréditer cette thèse de la folie dont sa mère et Francis paraissaient les chauds partisans. En cas d’enquête les domestiques affirmeraient qu’elle avait un comportement anormal, la plupart d’entre eux n’étant pas au courant des agissements réels de maîtres assez habiles au jeu des faux-semblants pour garder devant eux une attitude parfaite. Seul Paulin qui s’était prêté au faux suicide d’Albine était enfoncé jusqu’au cou dans ce que Mélanie appelait « le complot »… mais il y avait à présent des années qu’il était secrètement amoureux d’Albine et il se fût laissé griller les pieds plutôt que de la trahir. Quant à la police, les Desprez-Martel possédaient assez de hautes relations pour qu’elle acceptât de passer l’éponge sur les « peccadilles » du marquis et cessât de s’intéresser aux habitants de la rue Saint-Dominique.