Le plus gros point noir était la blessure d’Olivier Dherblay dont Mélanie se souciait beaucoup plus qu’elle ne l’admettait. La pensée de cet homme agonisant, la poitrine trouée pour s’être fait son chevalier, lui serrait le cœur au point qu’il lui fallait souvent refouler ses larmes. S’il venait à mourir, Francis ferait aussitôt main basse sur le cabinet d’agent de change et sur tout le reste. Mais si Olivier guérissait et, surtout, si l’oncle Hubert se décidait à revenir – il était incroyable qu’il n’eût pas encore reparu ou alors c’est qu’il s’était enfoncé au cœur de l’Afrique plus profondément qu’on ne l’imaginait – le combat redevenait possible et l’espoir renaissait.
L’idée de la fuite, outre qu’elle était difficilement réalisable, devait être abandonnée tant que la prisonnière se trouvait sans argent car, en admettant qu’elle réussît à franchir les grands murs, où irait-elle ? Le retour aux Champs-Elysées était impossible car on ferait sans doute enlever, de force cette fois, une malheureuse demi-folle. L’appartement d’Antoine était hors de question puisqu’il n’y avait personne. La seule chance qui restait, en attendant la réapparition d’Hubert et – peut-être – d’Olivier était de trouver la somme nécessaire pour prendre le train et rejoindre, enfin, ce havre de paix et de douceur qu’était Château-Saint-Sauveur. Jusque-là, le mieux serait de feindre d’accepter son sort sous certaines conditions.
Décision difficile à prendre. Mélanie en examina longuement les risques et les avantages, le principal étant sans doute d’éloigner l’internement en clinique psychiatrique dont elle se sentait menacée… Et soudain, une idée lui vint.
S’assurant d’abord que sa porte n’était pas fermée à clef, elle alla se recoiffer devant une glace et vérifier sa tenue. Comme toutes celles qu’Albine lui avait commandées, cette robe violine, admirablement coupée mais ornée d’une berthe et d’un jabot de guipure qui eussent convenu à une femme de cinquante ans, ne lui plaisait pas. Elle la garda cependant puis, d’un pas délibéré, quitta sa chambre et descendit l’escalier sous l’œil surpris de Paulin qui patrouillait dans le vestibule :
— Où est ma mère ? Je désire lui parler.
— Madame est au salon de musique et je…
— Restez là ! Je n’ai pas besoin que vous m’annonciez.
En effet, Albine était assise derrière la harpe dorée sur laquelle elle essayait des poses en effleurant parfois une corde ou deux… C’était cela qu’elle appelait faire de la musique.
L’entrée de Mélanie la surprit si vivement que l’instrument rendit un son discordant sous ses doigts soudain crispés.
— Tu m’as fait peur ! protesta-t-elle. En voilà des façons ! Si tu viens pour déjeuner je te signale qu’il est trop tard.
— Je ne viens pas déjeuner, je viens vous parler. Voulez-vous m’écouter ?
— Si tu es devenue raisonnable, oui.
— Vous en jugerez. Mais d’abord où est-il ? Ne me demandez pas qui, vous le savez très bien.
— « Il » est sorti.
— J’en suis heureuse… Mère, j’ai beaucoup réfléchi depuis tout à l’heure. Peut-être avez-vous raison en ce qui concerne l’avenir de mon mariage. Le moins que l’on puisse dire est que les choses ont été bien mal engagées…
— Tu l’admets ?
— Pourquoi pas si vous voulez bien admettre de votre côté qu’il est pénible à une jeune mariée de se voir délaissée la nuit même de ses noces pour une danseuse et cela dans le même wagon de chemin de fer.
— Mais naturellement ! J’ai d’ailleurs dit à Francis tout ce que je pensais de sa conduite. Elle a été d’une inqualifiable légèreté !
— J’aimerais savoir ce qu’il vous a offert comme excuses ?
— Oh… des pauvretés comme il arrive trop souvent aux hommes d’en débiter. Il était énervé par cette longue journée. En outre il avait trop bu et comme il ne voulait pas risquer de se comporter avec toi d’une façon… peut-être trop brutale, il a préféré aller dépenser avec une femme facile qu’il connaissait déjà ce… ce surcroît d’énergie… Il pensait que tu allais dormir et que tu ne saurais jamais comment il avait employé cette nuit-là. Une façon comme une autre de te protéger… d’ardeurs dont il craignait de n’être pas tout à fait maître.
— Je vois…
Ce que Mélanie voyait surtout, c’était que le cher marquis connaissait bien Albine. Au fond, c’était sa colère à elle, sa jalousie, qu’il avait voulu apaiser et il avait bâti cette fable de l’homme pris de boisson, la seule sans doute qu’une femme comme elle pouvait comprendre et pardonner. Aussi se garda-t-elle bien de lui préciser que Francis n’était pas ivre le moins du monde quand tous deux s’étaient séparés au seuil de son compartiment. Visiblement, depuis que Mélanie avait commencé de parler, sa mère renaissait à l’espoir et voyait se dissiper toutes ces nuées d’orage qu’elle supportait difficilement. Il ne fallait pas qu’elle soit ramenée à se poser des questions qui dépassaient son entendement. D’ailleurs, abandonnant sa harpe, elle venait, déjà toute souriante, s’asseoir plus près de sa fille.
— Alors ? Tu veux bien essayer de vivre avec nous, ici ?
— Pourquoi pas chez moi, aux Champs-Elysées ?
— Cette maison est sinistre, mon enfant. Somptueuse, je veux bien te l’accorder, mais sinistre. Tout est tellement plus agréable dans notre quartier !
— Restons donc ici puisque cela vous plaît mais si je veux bien essayer de vivre avec M. de Varennes – je dis bien essayer ! – ce sera à une condition.
— Laquelle ? Dis vite !
— Je ne veux pas qu’il me touche. Ce que j’ai vécu, tout à l’heure, m’a causé une horreur profonde. Comprenez-moi, Mère, j’ai besoin de temps pour… oublier tout cela et m’habituer à lui. S’il consent… je ne dis pas à aller habiter ailleurs mais à se comporter comme il le faisait lorsque nous étions fiancés, alors oui, je veux bien vivre auprès de lui dès l’instant où vous y serez aussi.
Soudain rayonnante, Albine alla prendre sa fille dans ses bras et l’embrassa comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Ce qu’elle venait d’entendre répondait trop à ses plus secrets désirs pour qu’elle n’en fût pas transportée de joie. La tempête s’apaisait et elle allait pouvoir garder son amant pour elle seule ! Aussi fut-ce avec une entière sincérité qu’elle jura d’obtenir l’adhésion de son gendre à ce nouveau plan. Elle veillerait elle-même à ce que sa petite Mélanie ne fût pas importunée et pût retrouver ce calme si nécessaire à l’oubli des offenses.
— De toute façon, conclut-elle avec enjouement, Francis mérite une punition pour la façon dont il s’est comporté avec toi. Et tu peux compter tout à fait sur l’aide de ta mère… Mais j’y pense, ma chérie, tu dois mourir de faim ! Je vais sonner Paulin pour qu’il fasse servir le thé un peu plus tôt !… Mon Dieu que je suis heureuse ! Nous allons fêter cela ce soir au vin de Champagne !
Déjà rendue en pensée à la vie brillante qu’elle aimait, Albine allait et venait à travers le salon comme un oiseau voltige de branche en branche et Mélanie la regardait, prise d’une soudaine pitié. Elle était redevenue d’un seul coup la belle Mme Desprez-Martel uniquement soucieuse de bals, de potins, de toilettes et parlait à présent de la grande Semaine de Paris qui allait bientôt venir, des courses à Longchamp, du chapeau qu’elle se commanderait pour la Journée des Drags…