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Au risque de déchirer la fragile merveille, Mélanie l’arracha presque des mains de sa mère.

— Non. Elle a été faite pour moi et je suis plus mince que vous ! À présent, Mère, je vous supplie de me laisser tranquille !

— Bien, bien ! Comme tu voudras !… Mon Dieu, quel caractère ! s’exclama Albine vexée en se dirigeant à regret vers la porte mais, passant auprès du petit bureau sur lequel était posée la cassette des bijoux, elle ne put se retenir de l’ouvrir.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-elle, tu as toujours tes ravissantes perles roses. J’avais tellement peur qu’elles ne soient perdues ! C’eût été pour la famille un dommage irréparable.

— Plus que ma propre disparition peut-être ? murmura Mélanie en enveloppant sa mère d’un regard plein d’un désenchantement nuancé de pitié. Cette femme était incorrigible et le moindre diamant passant à sa portée était capable de lui faire perdre le sens des valeurs, en admettant qu’elle l’eût jamais eu. À se demander où, entre son cœur sec et sa tête d’oiseau, elle pouvait bien loger cette grande passion pour Francis ?

— Que tu es sotte ! Dire de telles choses alors que nous nous sommes tellement tourmentés pour toi !

Ses paroles étaient machinales. Elle avait pris les perles et, devant un miroir, les disposait autour de son cou. Dans un instant elle allait les emprunter et Mélanie pensa qu’il fallait intervenir avant qu’il ne soit trop tard car si elle prêtait cette parure à sa mère elle avait de grandes chances de ne jamais la revoir. Or, elle y tenait beaucoup puisque c’était Grand-père qui les lui avait données.

Doucement mais fermement, elle ôta le joyau des mains d’Albine qui, devant le regard de sa fille, n’osa pas protester et sortit en fredonnant une chanson. Mélanie, enfin seule, rangea soigneusement les perles sur le velours de leur écrin puis prit deux autres écrins devant lesquels, un long moment, elle resta songeuse. L’un contenait son alliance, un anneau d’or épais, et l’autre le diamant de ses fiançailles.

Le rôle qu’elle s’était imposé exigeait qu’elle les glissât à son annulaire mais elle ne pouvait s’y résoudre parce que ces deux bagues étaient les marques tangibles du triomphe de Varennes et de son propre asservissement. Les porter c’était trahir encore Grand-père mais aussi Antoine qui, à cette heure, se dévouait peut-être pour elle et surtout Olivier agonisant sur son lit. En fait, c’était à lui qu’elle pensait le plus avec une angoisse qui ressemblait à un remords. Naguère encore, il l’agaçait et elle se moquait de lui, le trouvant assommant sans d’ailleurs la moindre raison valable, mais à présent ce courage et ce dévouement qu’il avait montrés pour son service forçaient son admiration. Et puis il était son dernier rempart : qu’il mourût et plus personne ne défendrait la fortune du vieux Timothée et son héritière de la rapacité d’un coureur de dot sans scrupule. Mais en réalité cette crainte n’était pas ce qui l’occupait le plus. En pensant à ce qu’elle éprouverait lorsqu’on lui annoncerait la mort d’Olivier, elle découvrit qu’elle en aurait du chagrin. Alors, elle remit les écrins à leur place, referma la mallette et la rangea dans le bas d’une armoire.

Le soir venu, au dîner que l’on prenait toujours en apparat même si personne n’était convié, Mélanie portait, sur une simple robe de faille blanche, le collier et le bracelet de corail, d’or et de petites perles que l’oncle Hubert lui avait rapportés de Venise mais ses mains, sans aucune bague, n’en paraissaient que plus nues.

— Vos bijoux vous ont été rapportés, remarqua Francis avec sécheresse. D’où vient que vous ne portez pas votre alliance ?

Mélanie planta calmement ses yeux sombres dans ceux du marquis et eut un mince sourire :

— Je pense que c’est trop tôt.

— Trop tôt ? Comment l’entendez-vous ?

— Le plus simplement du monde. Nous devons vivre ensemble une période d’essai. Il dépend de vous que je la remette un jour… ou que je vous la rende.

— Vraiment ? Alors, un conseil, Mélanie : habituez-vous le plus vite possible à l’idée de rester à jamais ma femme. Je ne suis pas très patient et je n’ai pas l’intention de m’imposer une trop longue contrainte !

Il était de mauvaise humeur et il n’avait pu convaincre le notaire de la famille Desprez-Martel de lui remettre une somme d’argent destinée à éponger une dette de jeu. Tant qu’une année ne serait pas écoulée depuis la disparition du vieux Timothée ; la succession ne serait pas ouverte et la mort de Dherblay, si elle advenait, n’y changerait rien. Quelqu’un remplaçait le jeune homme à la tête des bureaux suivant les dispositions établies depuis longtemps par le vieil homme.

Un silence suivit la réplique acerbe de Francis. Albine tenta de le dissiper en déclarant d’un ton enjoué :

— Si nous allions au théâtre un de ces soirs ? La Comédie-Française vient de reprendre Le Marquis de Priola et je serais enchantée de revoir Le Bargy(13) dans ce rôle où il est admirable…

Francis se leva si brusquement que sa chaise bascula et s’abattit avant que le valet qui servait ait pu la retenir. Il était devenu blême et ses yeux noirs étincelaient de fureur :

— Qu’essayez-vous de faire, pauvre gourde ? De l’esprit ? On peut dire que vous avez la main heureuse et j’apprécie l’allusion(14).

Il sortit en claquant la porte tandis que la maladroite Albine, d’abord interdite par la violence de l’apostrophe, éclatait en sanglots et quittait à son tour la salle à manger en appuyant son mouchoir sur sa bouche. Mélanie resta seule à table au milieu de ce grand silence qui suit les coups de tonnerre. Paulin, qui présidait le service, toussota discrètement :

— Madame la Marquise prendra-t-elle du dessert ?

— Je ne vois vraiment pas pourquoi vous m’en priveriez, Paulin ? Vous le ferez suivre d’une tasse de café.

Et la jeune femme acheva son repas comme si de rien n’était, trouvant même à cette soudaine solitude une saveur toute particulière.

La nuit, en revanche, fut plus agitée. Vers deux heures du matin, elle fut réveillée par des coups violents frappés à sa porte, fermée à clef naturellement et devant laquelle, pour plus de sûreté, elle avait tiré une commode en regrettant seulement que l’armoire fût trop lourde pour elle. En même temps, une voix avinée lui intimait l’ordre d’ouvrir en des termes d’une rare obscénité : Francis entendait accomplir sur elle son devoir conjugal et frappait sur le vantail à coups redoublés. Glacée de dégoût, Mélanie retenait son souffle, se gardant bien de répondre pour ne pas exciter davantage la folie éthylique de ce furieux. Un coup plus violent que les autres la fit sursauter puis se précipiter sur sa robe de chambre et ses pantoufles. Si la porte cédait, il faudrait essayer de fuir par la fenêtre.

— Tu vas ouvrir, oui ou non, traînée ? hurla Francis hors de lui. J’te veux pas d’mal… Au contraire, j’veux t’faire du bien…

Mélanie se demandait si ce vacarme n’allait pas enfin attirer quelqu’un quand, avec un grand soulagement, elle entendit les voix de sa mère et de Paulin qui, de toute évidence, tentaient de calmer l’ivrogne. Ce fut, pendant quelques instants, un pandémonium de cris, de prières et d’objurgations que dominaient parfois la voix de basse taille de Paulin ou le rire stupide de Francis décrivant par le menu ce qu’il comptait faire à sa femme et s’en esclaffant bruyamment. Puis soudain, ce furent des sanglots tumultueux :