— Elle veut pas d’moi, ta fille. T’entends ça, Albine ? Elle veut pas d’moi ! Tu d’vrais lui dire, toi, que j’fais bien l’amour. Parce que tu l’sais toi… t’aimes ça. On va aller l’faire ensemble, tiens.
— Monsieur le Marquis a surtout besoin de se reposer, fit la voix pompeuse de Paulin et, du coup, Mélanie, son angoisse coupée net, éclata de rire. Le contraste entre la vulgarité – cette si étrange vulgarité qui surnageait parfois – de Francis et le ton ampoulé du maître d’hôtel avait quelque chose d’irrésistible. Mais apparemment Francis ne renonçait pas à son idée première : entrer chez sa femme et le vacarme reprit de plus belle. Soudain, il s’arrêta net. Il y eut un silence coupé par la voix de Paulin :
— Madame voudra bien m’excuser mais je crois que c’était la seule solution…
— Je ne vous connaissais pas ce talent, Paulin, fit Albine admirative.
— Peu de chose, Madame. J’ai fait pas mal de boxe autrefois et j’essaie de m’entretenir. Je vais à présent porter M. le Marquis dans son lit et veiller à ce qu’il ne trouble plus la paix de cette maison. Bonne nuit, Madame !
Mélanie écouta décroître les pas, dont l’un singulièrement lourd mais, de tout le reste de là nuit, ne put trouver le sommeil. L’incident qui venait de se dérouler, pour être grotesque, n’en était pas moins révélateur. Il allait être de plus en plus difficile de jouer le rôle qu’elle s’était assigné si, chaque nuit, Francis revenait battre sa porte. De toute façon, elle ne pourrait pas l’assumer bien longtemps mais comment échapper à ce piège où elle s’était laissé prendre ? Surtout si Albine refusait toujours de l’aider.
Vers le milieu de la matinée, elle se rendit chez sa mère. Albine, qui se levait toujours tard, était encore au lit, lisant son courrier ou parcourant les journaux tout en étirant interminablement son petit déjeuner. C’était, disait-elle, le meilleur moment de la journée et elle détestait, alors, être dérangée mais, ce matin-là, elle semblait soucieuse et ne protesta pas quand sa fille pénétra dans sa chambre :
— J’allais te faire appeler, dit-elle. On dirait que les mauvaises nouvelles se donnent rendez-vous chez nous…
— M. Dherblay ?… Il est mort ?
— Lui ? Oh non… pas encore tout au moins bien que les réponses soient invariables lorsque j’envoie chez lui chaque jour. Non, cette fois, il s’agit de ton oncle Hubert.
— Oncle Hubert ? Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’est pas…
— Mais non, il n’est pas mort ! Qu’est-ce que cette manie d’enterrer les gens ce matin ?
— Pardonnez-moi ! Que lui arrive-t-il alors ?
— Il est au Caire, aux prises avec une mauvaise fièvre qu’il a prise je ne sais où en chassant je ne sais quoi. Le consul de France m’écrit de ne pas trop me tourmenter mais que, très certainement, il ne sera pas de retour pour tes funérailles.
— Mes funérailles ? Il me semble que vous me reprochiez il y a un instant…
— Bien sûr tes funérailles ! Tu oublies qu’après ce qui s’est passé au lac de Côme, nous avions prévenu Hubert… Naturellement, je vais écrire tout de suite pour dire à ce brave consul qu’il rassure ton oncle et que son retour n’a plus rien d’urgent. Il peut se soigner en toute tranquillité. Mais Dieu, que tout cela est ennuyeux ! Tu ne trouves pas ?
Mélanie s’efforça de cacher sa contrariété. Elle avait espéré dans le retour d’Hubert Desprez-Martel pour trouver enfin l’aide dont elle avait tellement besoin et voilà qu’il ne reviendrait pas avant longtemps peut-être… Il fallait en finir.
— Il y a plus ennuyeux encore, Mère, dit-elle fermement en s’asseyant sur le bord du nid de soie et de dentelles où sa mère se prélassait. Je ne veux plus rester ici. Ce qui s’est passé la nuit dernière est la preuve formelle que M. de Varennes a seulement fait semblant d’accepter mes conditions. Je ne veux pas passer mes nuits à empiler mes meubles derrière la porte…
— Je reconnais que l’incident est fort désagréable mais Francis avait bu plus que de raison. D’autre part, tu reconnaîtras que Paulin et moi avons mis bon ordre à la situation ?
Sans doute et je vous en remercie mais vous ne serez peut-être pas toujours là et il est rusé…
— Je vais lui parler. Je suis certaine que cela ne se renouvellera pas !
— Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous n’avez aucune influence sur lui, Mère. Croyez-vous que j’aie oublié la façon dont il vous a traitée hier ? Je vous en supplie, laissez-moi partir !
Comme si un ressort venait de se déclencher en elle, Albine devint soudain très nerveuse.
— Non, Mélanie, non !… Il est inutile de revenir là-dessus, je ne peux pas te laisser quitter cette maison.
— Mais enfin pourquoi ? Vous y êtes chez vous, il me semble ? Alors qui vous empêche de m’ouvrir la porte ?
— Tout. Je n’en ai aucune possibilité. Hormis Paulin qui m’est tout dévoué, les autres domestiques sont nouveaux et entièrement dévoués à ton époux.
— Paulin est votre majordome. Son aide devrait suffire ?
— Sans doute mais il sait bien qu’il ne restera auprès de moi que tant qu’il obéira aux ordres de Francis. Sinon…
— C’est incroyable !… Comment avez-vous pu admettre une telle situation ? Abdiquer si totalement votre autorité ?
— Qu’ai-je besoin d’autorité ? Il est si agréable d’avoir auprès de soi un homme sur qui se reposer entièrement ! Regarde la réalité en face, Mélanie ! Nous n’avons plus personne pour nous soutenir et il faut bien admettre que Francis, s’il a quelques défauts, n’est pas sans qualités. Je crois qu’il t’est sincèrement attaché et je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à former un couple normal ?…
— Qu’appelez-vous un couple normal ?
— Mais… un couple comme il y en a des centaines autour de nous. Il y en a même qui parviennent à être heureux ! En outre, je resterai près de vous, je ne vous quitterai pas.
— Je sais, Mère ! Excusez-moi de vous avoir dérangée !
Cette fois ce fut sous sa main que la porte claqua. En rentrant chez elle, Mélanie avait bien du mal à contenir sa colère, sa déception et son écœurement. La coupe débordait et elle s’accorda la détente des larmes. Pendant de longues minutes, jetée en travers de son lit comme un vêtement oublié, elle sanglota sur cet avenir que l’on prétendait lui imposer puis, peu à peu, elle se calma, reprit possession d’elle-même, s’assit, inspira profondément et se dirigea vers la salle de bains pour se tremper la figure dans l’eau froide. Ensuite elle se recoiffa et se trouva prête au nouveau combat qui allait se présenter à midi lorsqu’elle serait en face de Francis.
Mais, cette fois encore, la jeune femme prit seule son repas. Le marquis ne parut pas et Albine qui avait ses vapeurs pas davantage. Ce qui vint, ce fut, dans l’après-midi, la maison Lachaume livrant à Mme de Varennes un somptueux bouquet de roses pourpres avec une petite carte où l’on avait écrit : « Pardonnez-moi ! Je ne le ferai plus… »
Le ton enfantin de ce texte fit sourire Mélanie mais elle donna les fleurs à Paulin en lui ordonnant de les disposer au salon. Ce qui vint aussi – ou plutôt ce qui continua ! – ce fut, dans la cour, le défilé des voitures dont les propriétaires faisaient déposer, chez Mme Desprez-Martel, une carte de visite témoignant de l’intérêt amical que l’on portait à sa fille si miraculeusement retrouvée. Étant donné les circonstances, on ne s’étonnait pas que les visites ne fussent pas encore acceptées mais on tenait à marquer, par ce geste, une attention, parfois, quoique beaucoup plus rarement, une amitié. Il arrivait que des fleurs accompagnassent le message.