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— Je n’ai plus le temps !

— Nous allons vous aider !

Il avait saisi le peignoir dont le tissu fragile se déchira sous ses doigts impatients. Alors, comprenant qu’on allait la déshabiller et découvrir sa robe de dessous, qu’elle était donc perdue, Mélanie s’arracha des mains de Francis, le repoussa si brusquement qu’il perdit l’équilibre. Puis se jeta hors de sa chambre. Une seule idée dans sa panique : fuir à tout prix même s’il fallait se battre avec les domestiques et avec les premiers invités !… Elle atteignit l’escalier et s’y précipitait quand Francis la rejoignit et la ceintura au risque de rouler avec elle sur les marches de marbre blanc.

Se sentant prisonnière, Mélanie se débattit avec une fureur désespérée, cherchant à griffer, à mordre, à faire mal pour se libérer. Elle eût tué peut-être si elle en avait possédé le moyen, et le combat, un instant, parut presque égal mais soudain, elle poussa un cri de douleur : Francis venait d’empoigner sa chevelure dénouée et tirait dessus de toutes ses forces. Les larmes jaillirent. Pourtant, elle ne s’avouait pas encore vaincue, s’obstinant à entraîner son bourreau dans une chute qui leur serait peut-être fatale. Et puis, tout à coup quelqu’un s’écria :

— En voilà assez ! Que l’on me sépare ce couple tellement uni mais que l’on prenne garde à l’homme : il est dangereux…

Debout au milieu du grand vestibule illuminé et fleuri, le commissaire Langevin, les mains au fond des poches de son paletot mastic, contemplait la scène. Un cordon de policiers en uniforme doublait la baie anachronique des valets emperruqués porteurs de chandeliers. Un homme en chapeau melon vint dégager Mélanie qui se laissa tomber assise sur une marche tandis qu’un hurlement d’horreur éclatait sur le palier :

— Qu’est-ce que c’est que tout cela ?

Chantilly et plumes d’autruches blancs constellés de diamants, Albine contemplait la scène d’un œil incrédule. Otant alors son chapeau, le policier salua brièvement :

— Commissaire Langevin de la Sûreté nationale. Je crois, madame, que nous nous sommes déjà rencontrés ?

— Je sais mais que venez-vous faire chez moi à pareille heure ? Vous voyez bien que nous donnons une réception ? Mes invités seront là dans un instant…

— Cela m’étonnerait qu’on les laisse passer. Pardonnez-moi mais je viens procéder à une arrestation…

— Une…

Avec une sorte de râle, Mme Desprez-Martel s’évanouit au milieu de ses dentelles et de ses plumes. Angèle, qui arrivait, se hâta de lui porter secours tandis que, délaissant Mélanie, l’agent obligeait Francis à rejoindre le commissaire dont la voix, alors, sonna comme la trompette de l’ange au Jugement Dernier.

— Adriano Bruno, au nom de la loi je vous arrête. Vous êtes accusé de meurtre sur la personne de M. le marquis de Varennes et de tentative d’assassinat sur celle de M. Timothée Desprez-Martel.

— Ne me touchez pas !… Je vous interdis de me toucher, hurla l’inculpé tandis que trois hommes arrivaient péniblement à lui passer les menottes. Vous êtes complètement fou avec votre histoire ! Et elle va vous coûter cher. Des centaines de personnes pourront vous jurer que je suis bien…

— N’essaie pas de bluffer, tu es fait, Bruno ! Nous tenons ton complice, Mario Caproni, et il a passé des aveux complets…

— Je ne connais pas cet homme et vous aurez du mal à faire avaler votre histoire à mes amis magistrats. Justement, ce soir vous allez voir arriver le président…

Il n’acheva pas sa phrase. Trois nouveaux personnages venaient de franchir la haute porte, vitrée à l’ancienne, trois hommes dont l’un était assis, les jambes enveloppées d’une couverture, dans une petite voiture. Et le faux gentilhomme recula, comme Don Juan devant la statue du Commandeur, en voyant venir à lui, amoindri sans doute mais encore formidable, le vieux Timothée Desprez-Martel. Antoine Laurens poussait le véhicule auprès duquel se tenait Olivier Dherblay, très pâle mais debout et appuyé sur une canne.

— Eh oui ! C’est encore moi ! ricana le vieillard en dardant son terrible regard gris sous la broussaille de ses orbites rousses. Je suis plus dur à tuer que vous ne le croyiez, hein ?

— C’est… c’est impossible ! bégaya Francis.

— Voyez vous-même ! Je ne suis pas un fantôme. À présent, je veux ma petite-fille. Mélanie ! Où es-tu Mélanie ?

Toujours assise sur sa marche d’escalier où la stupeur la tenait paralysée, la jeune femme parut ressusciter à cette voix qu’elle croyait à jamais éteinte :

— Me voilà, Grand-père ! Me voilà !

Riant et pleurant tout à la fois, elle vint s’abattre à genoux près de la chaise roulante.

Un moment plus tard, c’était, dans tout l’hôtel, cette qualité de silence qui suit un ouragan. Albine, en proie à une crise de nerfs, recevait dans sa chambre les soins d’un médecin et les serviteurs effaçaient peu à peu les préparatifs de la fête sans faire plus de bruit que s’ils eussent été chaussés de feutre. Dans le plus petit des salons Paulin, visiblement désorienté, avait dressé une table tandis que l’on desservait celle de la salle à manger où ne viendrait s’asseoir aucune des cinquante personnes prévues.

Sur tous pesait le souvenir de la scène terrible qui venait de se dérouler : un homme élégant que l’on emmenait, l’injure à la bouche, vers une prison dont il ne sortirait, sans doute, que pour être conduit à l’échafaud.

Autour d’un grand guéridon, cinq personnes vinrent s’asseoir : Mélanie et son grand-père dont elle ne quittait pas la main, Antoine, Olivier et le commissaire Langevin. Ce fut celui-ci qui, après un temps de réflexion, prit la parole :

— Le fait qu’Adriana Bruno ait pu jouer si facilement le rôle du marquis de Varennes et abuser la haute société parisienne comme il s’était joué, peu avant, de la gentry anglaise s’explique aisément… Toute l’histoire commence à Rome, il y a un peu plus de trente ans. Le marquis Henri de Varennes, dernier descendant d’une famille de l’Argonne à peu près ruinée, était alors consul de France. C’était un homme jeune, aimable et cultivé, qui eut très vite ses entrées dans les deux mondes qui se partagent la capitale italienne : le monde « noir » proche du Vatican et le monde « blanc » attaché au Quirinal(15). C’est dans le monde « noir » qu’il rencontra donna Anna-Maria Crespi, l’aima et l’épousa avec la bénédiction de la famille. Mais pas celle de la République. Ce mariage offrait trop de gages à l’entourage du pape et Varennes dut donner sa démission. Heureusement pour lui sa femme n’était pas sans fortune et il l’aimait assez pour accepter de vivre désormais en Italie. Un enfant – Francis – vint au monde un an après cette union et le couple aurait pu vivre de longues années de bonheur si le marquis n’était mort peu après la naissance d’une de ces mauvaises fièvres que dispensent les marais Pontins.

« Inconsolable, la jeune marquise décida de se retirer du monde et d’élever son fils dans une propriété qu’elle tenait de sa mère près du lac de Bolsena. L’enfant était de santé fragile et elle craignait pour lui le sort de son père. C’est donc là qu’il fut élevé en compagnie du fils du régisseur du domaine, un gamin de son âge nommé Adriano Bruno. Une véritable amitié unissait les deux garçons et le jeune Adriano partagea les leçons qu’un précepteur donnait au petit Francis qu’il s’ingéniait d’ailleurs à copier en toutes choses.

« À la mort de sa mère, Francis de Varennes hérita d’une petite fortune et décida de voir le monde. Pour être resté trop longtemps à contempler la campagne d’Orvieto, il brûlait du désir de voyager en pays lointains. Il partit donc pour les Indes, emmenant avec lui comme compagnon plus encore que comme secrétaire son ami Adriano. Il faut dire que, depuis son plus jeune âge, Francis éprouvait une véritable passion pour la botanique et rêvait d’étudier les plantes tropicales. Un rêve que Bruno ne partageait pas. Voyager lui plaisait mais il ne l’imaginait que dans des conditions de confort et même de luxe. Courir les forêts de Ceylan à la recherche d’orchidées ou autres ne l’intéressait nullement. Néanmoins cela servit les desseins qu’il nourrissait depuis le départ d’Italie : se débarrasser de Francis et prendre sa place. L’idée n’était pas aussi folle qu’elle pouvait le paraître. Sans qu’il y eût une véritable ressemblance, le passeport de l’un pouvait parfaitement convenir à l’autre : même taille, même âge, même couleur de cheveux… Bruno en outre l’emportait sur le chapitre de la séduction : il était nettement plus beau que le jeune marquis.