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Le bailli lui demandant où il demeurait, le poissonnier répondit :

– À Ramskapelle, d’où je vais à Blanckenberghe, à Heyst, voire jusque Knokke. Les dimanches et jours de kermesse, je fais des gaufres à la façon de ceux de Brabant, dans tous les villages, avec l’engin que voici. Il est toujours bien net et graissé. Et cette nouveauté d’étranges pays fut bien reçue. S’il vous plaît d’en savoir davantage et comment personne ne me pouvait reconnaître, je vous dirai que le jour je me fardais la face et peignais en roux mes cheveux. Quant à la peau de loup que vous montrez de votre doigt cruel m’interrogeant, je vous dirai, vous défiant, qu’elle vient de deux loups par moi tués dans les bois de Raveschoot et de Maldeghem. Je n’eus qu’à coudre les peaux ensemble pour m’en couvrir. Je la cachais en une caisse dans les dunes de Heyst ; là sont aussi les vêtements par moi volés pour les vendre plus tard en une bonne occasion.

– Ôtez-le du feu, dit le bailli.

Le bourreau obéit.

– Où est ton or ? dit encore le bailli.

– Le roi ne le saura point, répondit le poissonnier.

– Brûlez-le de plus près avec les chandelles ardentes, dit le bailli. Approchez-le du feu.

Le bourreau obéit et le poissonnier cria :

– Je ne veux rien dire. J’ai parlé trop : vous me brûlerez. Je ne suis point sorcier, pourquoi me replacer près du feu ? Mes pieds saignent à force de brûlures. Je ne dirai rien. Pourquoi plus près maintenant ? Ils saignent, vous dis-je, ils saignent ; ces houseaulx sont des bottines de fer rouge. Mon or ? hé bien, mon seul ami en ce monde il est… ôtez-moi du feu, il est dans ma cave à Ramskapelle, dans une boite… laissez-le moi, grâce et merci messieurs les juges ; maudit bourreau, ôte les chandelles… Il me brûle davantage… il est dans une boîte à double fond, enveloppé de laine, afin d’empêcher le bruit si l’on secoue la boite ; maintenant, j’ai tout dit ; ôtez-moi.

Quand il fut ôté devant le feu, il sourit méchamment.

Le bailli lui demandant pourquoi :

– C’est d’aise d’être délivré, répondit-il.

Le bailli lui dit :

– Nul ne te pria de laisser voir ton gaufrier endenté ?

Le poissonnier répondit :

– On le voyait pareil à tous les autres, sauf qu’il est percé de trous où je vissais les dents de fer ; à l’aube je les ôtais ; les paysans préfèrent mes gaufres à celles des autres marchands ; et ils les nomment Waefels met brabansche knoopen, gaufres à boutons de Brabant, à cause que, les dents ôtées, les creux forment de petites demi-sphères pareilles à des boutons.

Mais le bailli :

– Quand mordais-tu les pauvres victimes ?

– De jour et de nuit. Le jour, je vaquais par les dunes et les grands chemins, portant mon gaufrier, me tenant à l’affût, et notamment le samedi, jour du grand marché de Bruges. Si je voyais passer quelque manant vaquant mélancolique, je le laissais, jugeant que son mal était flux de bourse ; mais je marchais à côté de celui que je voyais cheminant joyeusement, quand il ne s’y attendait point, je le mordais au col et prenais sa gibecière. Et ce non seulement dans les dunes, mais sur tous les sentiers et chemins du plat pays.

Le bailli alors dit :

– Repens-toi et prie Dieu.

Mais le poissonnier blasphémant :

– C’est le Seigneur Dieu qui voulut que je fusse comme je suis : je fis tout malgré moi, incité par vouloir de Nature. Tigres méchants, vous me punirez injustement. Mais ne me brûlez… je fis tout malgré moi ; ayez pitié, je suis pauvre et vieux : je mourrai de mes blessures ; ne me brûlez point.

Il fut amené alors en la vierschare, sous le tilleul, pour y ouïr sa sentence devant tout le populaire assemblé.

Et il fut condamné, comme horrible meurtrier, larron et blasphémateur, à avoir la langue percée d’un fer rouge, le poing droit coupé, et à être brûlé vif à petit feu, jusqu’à ce que mort s’ensuivît devant les bailles de la Maison commune.

Et Toria criait :

– C’est justice, il paye !

Et le peuple criait :

Lang leven de Heeren van de wet, longue vie à messieurs de la loi.

Il fut ramené en prison, où on lui donna de la viande et du vin. Et il fut joyeux, disant qu’il n’en avait jamais bu ni mangé jusque-là, mais que le roi, héritant de ses biens, pouvait lui payer ce dernier repas.

Et il riait aigrement.

Le lendemain, à l’aube blanche, tandis qu’on le menait au supplice, il vit Ulenspiegel debout près du bûcher, et il cria, le montrant au doigt :

– Celui qui est là, meurtrier de vieillard, doit mourir pareillement ; il me jeta, il y a dix ans, dans le canal de Damme, parce que j’avais dénoncé son père. Je servis en ceci comme un sujet fidèle Sa Catholique Majesté.

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.

– Pour toi pareillement sonnent ces cloches, disait-il à Ulenspiegel, tu seras pendu, car tu as tué.

– Le poissonnier ment, crièrent tous ceux du populaire ; il ment, le meurtrier bourreau.

Et Toria, comme affolée, cria, lui jetant une pierre qui le blessa au front :

– S’il t’avait noyé, tu n’aurais pas vécu pour mordre, comme un vampire suceur de sang, ma pauvre fillette.

Ulenspiegel ne sonnant mot, Lamme dit :

– Quelqu’un l’a-t-il vu jeter à l’eau le poissonnier ?

Ulenspiegel ne répondit point.

– Non, non, cria le populaire, il a menti, le bourreau !

– Non, je n’ai point menti, cria le poissonnier, il m’y jeta, tandis que je le suppliais de me bailler pardon, à telles enseignes, que j’en sortis m’aidant d’une chaloupe accrochée à la berge. Mouillé et frissant, j’eus peine à trouver mon triste logis, j’y eus les fièvres, nul ne me soigna, et je cuidai mourir.

– Tu mens, dit Lamme ; nul ne l’a vu.

– Non ! nul ne l’a vu, cria Toria. Au feu, le bourreau. Avant de mourir, il lui faut l’innocente victime, au feu, qu’il paye ! Il a menti. Si tu le fis, n’avoue point, Ulenspiegel. Il n’y a point de témoins. Qu’il paye à petit feu, à tenailles ardentes.

– As-tu commis le meurtre ? demanda le bailli à Ulenspiegel.

Ulenspiegel répondit :

– J’ai jeté à l’eau le dénonciateur meurtrier de Claes. Les cendres du père battaient sur mon cœur.

– Il avoue, dit le poissonnier, il mourra pareillement. Où est la potence, que je la voie ? Où est le bourreau avec le glaive de justice ? Les cloches des morts sonnent pour toi, vaurien, meurtrier de vieillard.

Ulenspiegel dit :

– Je t’ai jeté à l’eau pour te tuer : les cendres battaient sur mon cœur.

Et dans le peuple, les femmes disaient :

– Pourquoi l’avouer, Ulenspiegel ? Nul ne l’a vu ; tu mourras maintenant.

Et le prisonnier riait, sautant d’aigre joie, agitant ses bras liés et couverts de linges sanglants.

– Il mourra, disait-il, il passera de la terre aux enfers, la corde au cou, comme bélître, larron, vaurien : il mourra ; Dieu est juste.

– Il ne mourra point, dit le bailli. Après dix ans, le meurtre ne peut être puni sur la terre de Flandre. Ulenspiegel fit une méchante action, mais par filial amour : Ulenspiegel ne sera point recherché de ce fait.

– Vive la loi, dit le peuple. Lang leve de wet.

Les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts. Et le prisonnier grinça des dents, baissa la tête et pleura sa première larme.