Et il eut le poing coupé et la langue percée d’un fer rouge, et il fut brûlé vif à petit feu devant les bailles de la Maison commune.
Près de trépasser, il s’écria :
– Le roi n’aura point mon or ; j’ai menti… Tigres méchants, je reviendrai vous mordre.
Et Toria criait :
– Il paye, il paye ! Ils se tordent, les bras et les jambes qui coururent au meurtre : il fume, le corps du bourreau ; son poil blanc, poil de hyène, brûle sur son pâle museau. Il paye ! il paye !
Et le poissonnier mourut, hurlant comme un loup.
Et les cloches de Notre-Dame sonnaient pour les morts.
Et Lamme et Ulenspiegel remontèrent sur leurs ânes.
Et Nele, dolente, demeura auprès de Katheline, laquelle disait sans cesse :
– Ôtez le feu ! la tête brûle, reviens Hanske, mon mignon.
LIVRE QUATRIÈME
I
Etant à Heyst, sur les dunes, Ulenspiegel et Lamme voient venir d’Ostende, de Blanckenberghe, de Knokke, force bateaux pêcheurs pleins d’hommes armés et suivant les Gueux de Zélande, qui portent au couvre-chef le croissant d’argent avec cette inscription : « Plutôt servir le Turc que le Pape. »
Ulenspiegel est joyeux, il siffle comme l’alouette ; de tous côtés répond le clairon guerrier du coq.
Les bateaux, voguant ou pêchant et vendant leur poisson, abordent, l’un après l’autre, à Emden. Là est détenu Guillaume de Blois qui, par commission du prince d’Orange, équipe un navire.
Ulenspiegel et Lamme viennent à Emden, tandis que sur l’ordre de Très-Long, les bateaux des Gueux regagnent la haute mer.
Très-Long, étant à Emden depuis onze semaines, se morfondait amèrement. Il allait du navire à terre et de terre au navire, comme un ours enchaîné.
Ulenspiegel et Lamme, vaquant sur les quais, y avisent un seigneur de bonne trogne, brassant quelque mélancolie et occupé à déchausser d’un épieu l’un des pavés du quai. N’y pouvant parvenir, il essayait toutefois de mener à bonne fin l’entreprise, tandis qu’un chien rongeait un os derrière lui.
Ulenspiegel vient au chien et fait mine de lui vouloir voler son os. Le chien gronde ; Ulenspiegel ne cesse : le chien mène grand vacarme de roquetaille.
Le seigneur, se retournant au bruit, dit à Ulenspiegel :
– À quoi te sert-il de tourmenter cette bête ?
– À quoi, messire, vous sert-il de tourmenter ce pavé ?
– Ce n’est point même chose, dit le seigneur.
– La différence n’est pas grande, répondit Ulenspiegel : si ce chien tient à son os et le veut garder, ce pavé tient à son quai et y veut rester. Et c’est bien le moins que des gens comme nous tournent autour d’un chien quand des gens comme vous tournent autour d’un pavé.
Lamme se tenait derrière Ulenspiegel, n’osant parler.
– Qui es-tu ? demanda le seigneur.
– Je suis Thyl Ulenspiegel, fils de Claes ! mort dans les flammes pour la foi.
Et il siffla comme l’alouette et le seigneur chanta comme le coq.
– Je suis l’amiral Très-Long, dit-il ; que me veux-tu ?
Ulenspiegel lui conta ses aventures et lui bailla cinq cents carolus.
– Qui est ce gros homme ? demanda Très-Long montrant Lamme du doigt.
– Mon compagnon et ami, répondit Ulenspiegel : il veut, comme moi, chanter sur ton navire, à belle voix d’arquebuse, la chanson de la délivrance de la terre des pères.
– Vous êtes braves tous deux, dit Très-Long, vous partirez sur mon navire.
On était pour lors en février : aigre était le vent, vive la gelée. Après trois semaines d’attente dépiteuse, Très-Long quitte Emden avec protestation. Pensant entrer au Texel, il part du Vlie mais est contraint d’entrer à Wieringen, où son navire est cerné par la glace.
Bientôt ce fut tout autour un joyeux spectacle : traîneaux et patineurs tout en velours ; patineuses aux cottes et basquines brodées d’or, de perle, d’écarlate, d’azur : garçonnets et fillettes allaient, venaient, glissaient, riaient, se suivant en ligne, ou deux à deux, par couples, chantant la chanson d’amour sur la glace ou allant manger et boire dans des échoppes ornées de drapeaux, du brandevin, des oranges, des figues, du peperkoek, des schols, des œufs, des légumes chauds et des eetekoeken, ce sont des crêpes, et des légumes au vinaigre, tandis qu’autour d’eux traînelets et traîneaux à voile faisaient crier la glace sous leur éperon.
Lamme, cherchant sa femme, vaquait patinant comme les joyeux bonshommes et commères, mais il tomba souvent.
Dans l’entre-temps, Ulenspiegel allait s’abreuver et se nourrir dans une petite auberge sur le quai où il ne lui fallait point payer cher sa pitance ; et il devisait avec la vieille baesine volontiers.
Un dimanche, vers neuf heures, il y entra demandant qu’on lui donnât son dîner.
– Mais, dit-il à une mignonne femme s’avançant pour le servir, baesine rafraîchie, que fis-tu de tes rides anciennes ? Ta bouche a toutes ses dents blanches et jeunettes, et les lèvres en sont rouges comme cerises. Est-il pour moi ce doux et malicieux sourire ?
– Nenni, dit-elle ; mais que te faut-il bailler ?
– Toi, dit-il.
La femme répondit :
– Ce serait trop pour un maigrelet comme toi ; ne veux-tu point d’autre viande ?
Ulenspiegel ne sonnant mot :
– Qu’as-tu fait, dit-elle, de cet homme beau, bien fait et corpulent que je vis souvent près de toi ?
– Lamme ? dit-il.
– Qu’en as-tu fait ? dit-elle.
Ulenspiegel répondit :
– Il mange, dans les échoppes, des œufs durs, des anguilles fumées, des poissons salés, des zweertjes et tout ce qu’il peut se mettre sous la dent ; le tout pour chercher sa femme. Que n’es-tu la mienne, mignonne ? Veux-tu cinquante florins ? veux-tu un collier d’or.
Mais elle se signant :
– Je ne suis point à acheter ni à prendre, dit-elle.
– N’aimes-tu rien ? dit-il.
– Je t’aime comme mon prochain ; mais j’aime avant tout Monseigneur le Christ et Madame la Vierge, qui me commandent de mener prude vie. Durs et pesants en sont les devoirs, mais Dieu nous aide, pauvres femmes. Il en est cependant qui succombent. Ton gros ami est-il joyeux ?
Ulenspiegel répondit :
– Il est gai en mangeant, triste à jeun et toujours songeur. Mais toi, es-tu joyeuse ou dolente ?
– Nous autres femmes, dit-elle, sommes esclaves de qui nous gouverne !
– La lune ? dit-il.
– Oui, dit-elle.
– Je vais dire à Lamme de te venir voir.
– Ne le fais point, dit-elle ; il pleurerait et moi pareillement.
– Vis-tu jamais sa femme ? demanda Ulenspiegel.
Elle, soupirant, répondit :
– Elle pécha avec lui et fut condamnée à une cruelle pénitence. Elle sait qu’il va sur la mer pour le triomphe de l’hérésie, c’est une chose dure à penser pour un cœur chrétien. Défends-le si on l’attaque, soigne-le s’il est blessé : sa femme m’ordonna de te faire cette demande.
– Lamme est mon frère et ami, répondit Ulenspiegel.
– Ah ! disait-elle, que ne rentrez-vous au giron de notre mère Sainte Eglise !
– Elle mange ses enfants, répondit Ulenspiegel.
Et il s’en fut.
Un matin de mars, le vent qui soufflait aigre, ne cessant d’épaissir la glace et le navire de Très-Long ne pouvant partir, les marins et soudards du navire menaient noces et ripailles de traîneaux et de patins.
Ulenspiegel était à l’auberge, la mignonne femme lui dit toute dolente et comme affolée :
– Pauvre Lamme ! Pauvre Ulenspiegel !