Et Joos Damman dit :
– Tais-toi, sorcière, tu me brûles.
Puis, parlant aux bailli et échevins :
– Regardez-moi, je ne suis point diable, j’ai chair et os, sang et eau. Je bois et mange, digère et rejette comme vous ; ma peau est pareille à la vôtre, et mon pied pareillement ; bourreau, ôte-moi mes bottines, car je ne puis bouger avec mes pieds liés.
Le bourreau le fit, non sans peur.
– Regardez, dit Joos, montrant ses pieds blancs : sont-ce là des pieds fourchus, pieds de diable ? Quant à ma pâleur, n’en est-il aucun de vous qui soit pâle comme moi ? J’en vois plus de trois parmi vous. Mais celui qui pécha, ce n’est point moi, mais bien cette laide sorcière, et sa fille, méchante accusatrice. D’où lui vient l’argent qu’elle a prêté à Hilbert, d’où lui venaient ces florins qu’elle lui donna ? N’était-ce point le diable qui la payait pour accuser et faire mourir les hommes nobles et innocents. C’est à elles deux qu’il faut demander qui égorgea le chien dans la cour, qui creusa le trou et s’en fut après le laissant vide, pour cacher sans doute en un autre endroit le trésor dérobé. Soetkin, la veuve, n’avait point de confiance en moi, ne me connaissant point, mais bien en elles et les voyait tous les jours. Ce sont elles deux qui ont volé le bien de l’Empereur.
Le greffier écrivit, et le bailli dit à Katheline :
– Femme, n’as-tu rien à dire pour ta défense ?
Katheline, regardant Joos Damman, dit bien amoureusement :
– C’est l’heure de l’orfraie. J’ai la main d’Hilbert, Hans, mon aimé. Ils disent que tu me rendras les sept cents carolus. Ôtez le feu. ôtez le feu ! cria-t-elle ensuite. À boire ! À boire ! la tête brûle. Dieu et les anges mangent des pommes dans le ciel.
Et elle perdit connaissance.
– Détachez-la du banc de torture, dit le bailli.
Le bourreau et ses aides obéirent. Et elle fut vue chancelante et les pieds gonflés, car le bourreau avait serré trop fort les cordes.
– Donnez-lui à boire, dit le bailli.
Il lui fut donné de l’eau fraîche, qu’elle avala avidement, tenant le gobelet dans les dents comme un chien fait d’un os, et ne le voulant point lâcher. Puis on lui donna encore de l’eau, et elle voulut aller en porter à Joos Damman, mais le bourreau lui ôta le gobelet des mains. Et elle tomba endormie comme une masse de plomb.
Joos Damman s’écria alors furieusement :
– Moi aussi, j’ai soif et sommeil. Pourquoi lui donnez-vous a boire ? Pourquoi la laissez-vous dormir ?
– Elle est faible, femme et folle, répondit le bailli.
– Sa folie est un jeu, dit Joos Damman, elle est sorcière. Je veux boire, Je veux dormir !
Et il ferma les yeux, mais les knechts du bourreau le frappèrent au visage.
– Donnez-moi un couteau, cria-t-il, que je coupe en morceaux ces manants : je suis noble homme, et n’ai jamais été frappé au visage. De l’eau, laissez-moi dormir, je suis innocent. Ce n’est point moi qui a pris les sept cents carolus, c’est Hilbert. À boire ! Je ne commis jamais de sorcelleries ni d’incantations. Je suis innocent, laissez-moi. À boire !
Le bailli alors :
– À quoi, demanda-t-il, passais-tu le temps depuis que tu quittas Katheline ?
– Je ne connais point Katheline, je ne l’ai point quittée, dit-il. Vous m’interrogez sur des faits étrangers à la cause. Je ne vous dois point répondre. À boire, laissez-moi dormir. Je vous dis que c’est Hilbert qui a tout fait.
– Déliez-le, dit le bailli. Ramenez-le en sa prison. Mais qu’il ait soif et ne dorme point jusqu’à ce qu’il ait avoué ses sorcelleries et incantations.
Et ce fut à Damman une cruelle torture. Il criait en sa prison : À boire ! à boire ! si haut que le peuple l’entendait, mais sans nulle pitié. Et quand, tombant de sommeil, ses gardiens le frappaient au visage, il était comme tigre et criait :
– Je suis noble homme et vous tuerai, manants. J’irai au roi, notre chef. À boire !
Mais il n’avoua rien et on le laissa.
VI
On était pour lors en mai, le tilleul de justice était vert, verts aussi étaient les bancs de gazon sur lesquels s’assirent les juges ; Nele fut appelée en témoignage. Ce jour-là devait être prononcée la sentence.
Et le peuple, hommes, femmes, bourgeois et manouvriers se tenaient tout autour dans le champ ; et le soleil luisait clair.
Katheline et Joos Damman furent amenés devant le tribunal ; et Damman paraissait plus blême à cause de la torture de la soif et des nuits passées sans sommeil.
Katheline, qui ne se savait tenir sur ses jambes branlantes, montrant le soleil, disait :
– Ôtez le feu, la tête brûle !
Et elle regardait avec tendre amour Joos Damman.
Et celui-ci la regardait avec haine et mépris.
Et les seigneurs et gentilshommes ses amis, ayant été appelés à Damme, étaient tous présents, comme témoins, devant le tribunal.
Le bailli alors parla et dit :
– Nele, la fillette qui défend sa mère Katheline avec si grande et brave affection, a trouvé dans la poche cousue à la cotte d’icelle, cotte de fête, un billet signé Joos Damman. Parmi les dépouilles du cadavre d’Hilbert Ryvish, je trouvai en la gibecière du mort une autre lettre à lui adressée par le dit Joos Damman, accusé présent devant nous. Je les ai toutes deux gardées par devers moi, afin qu’au moment opportun, qui est celui-ci, vous puissiez juger l’obstination de cet homme et l’absoudre ou condamner suivant le droit et la justice. Ici est le parchemin trouvé dans la gibecière ; je n’y touchai point et ne sais s’il est ou non lisible.
Les juges furent alors dans une grande perplexité.
Le bailli essaya de défaire la boule de parchemin ; mais ce fut vainement. Et Joos Damman riait.
Un échevin dit :
– Mettons la boule dans l’eau et ensuite devant le feu. S’il s’y trouve quelque mystère d’adhérence, le feu et l’eau le résoudront.
L’eau fut apportée, le bourreau alluma un grand feu de bois dans le champ ; la fumée montait bleue dans le ciel clair, à travers les branches verdoyantes du tilleul de justice.
– Ne mettez point la lettre dans le bassin, dit un échevin, car si elle est écrite avec du sel ammoniac détrempé dans l’eau, vous effacerez les caractères.
– Non, dit le chirurgien qui était là, les caractères ne s’effaceront point, l’eau amollira seulement l’enduit qui empêche d’ouvrir cette boule magique.
Le parchemin fut trempé dans l’eau, et, s’étant amolli, fut déplié.
– Maintenant, dit le chirurgien, mettez-le devant le feu.
– Oui, oui, dit Nele, mettez le papier devant le feu, messire chirurgien est sur la route de la vérité, car le meurtrier pâlit et tremble des jambes.
Sur ce, messire Joos Damman dit :
– Je ne pâlis ni ne tremble, petite harpie populaire qui veux la mort d’un noble homme ; tu ne réussiras point, ce parchemin doit être pourri, après seize ans de séjour dans la terre.
– Le parchemin n’est point pourri, dit l’échevin, la gibecière était doublée de soie ; la soie ne se consomme point dans la terre, et les vers n’ont point traversé le parchemin.
Le parchemin fut remis devant le feu.
– Monseigneur bailli, Monseigneur bailli, disait Nele, voici devant le feu l’encre apparente ; commandez qu’on lise l’écrit.
Comme le chirurgien allait le lire, messire Joos Damman voulut étendre le bras pour saisir le parchemin, mais Nele se lança sur son bras vite comme le vent et dit :
– Tu n’y toucheras point, car là sont écrites ta mort ou la mort de Katheline. Si maintenant ton cœur saigne, meurtrier voilà quinze ans que saigne le nôtre ; quinze ans que Katheline souffre, quinze ans qu’elle eut le cerveau brûlé dans la tête pour toi ; quinze ans que Soetkin est morte des suites de la torture, quinze ans que nous sommes besoineux, loqueteux et vivons de misère, mais fièrement. Lisez le papier, lisez le papier !